Femme libre, mais non pas libre parce que femme, l’auteur du Pur et l’Impur fut surtout somptueusement solitaire et sauvage, et n’attendit jamais que de nouvelles lois la fissent indépendante. Colette prit avec grâce, ardeur et fermeté ce qu’elle estimait mériter. De celle qui ne fit pas de politique, mais des poèmes en prose, on a tout dit. Il est désormais temps de se taire un peu afin de la lire beaucoup.

“Dans les calices les plus fins, l’or et la pourpre tremblaient comme épandus dans l’invisible, contenus par lui, pure essence dans la forme pure.”
Ernst Jünger

Que le style si singulier de Colette soit « sensuel » ou « charnel » fut plus que dit et répété : cela fut rabâché tant et tant que l’on en vient à se demander si ces deux mots, avec l’un ou l’autre de leurs synonymes, ne sont pas brandis inlassablement pour n’avoir pas à penser outre, et se reposer dans la certitude d’avoir tout dit. Mais le génie, même féminin, n’est pas un sujet que l’on peut épuiser d’un mot, et prononcer le mot immense qui fera voir, parmi ses miroitements intimes, la totalité synthétique d’une œuvre. Il va de soi que ceux-là qui s’en vont ressassant à longueur de pages le « sensualisme » de Colette, n’appartiennent pas à cette catégorie. Ainsi du bellâtre des lettres d’hier, Le Clézio, qui écrit comme il se coiffe, dans le sens du vent ; et qui dans Le Monde, jadis, ne trouvait rien de plus benêt à pondre que d’accorder à Colette le privilège douteux d’être à ses yeux « l’unique écrivain matériel ». Pourquoi ? Parce que, comme Faulkner, elle traduirait dans ses livres « le frémissement, le fourmillement, le pullulement de la vie sous toutes ses formes ».

La douce infraction

Colette, bien que n’ayant sans doute jamais lu plus de deux lignes de philosophie, et à la différence de Le Clézio, pressentait et savait fort bien cette évidence que l’unique énigme du sensible est qu’il y ait un esprit pour en avoir la sensation, et pour avoir conscience de cette sensation comme telle, laquelle alors il peut alors se mettre à exprimer, à exposer dans le langage, élément universel et abstrait par excellence, qui est le contraire de l’élément concret et singulier à quoi les perceptions sensibles nous donnent accès.

Cette alchimique transformation du sensible en intelligible est le mystère immense où Colette s’avance, solitaire et somptueuse, en laissant derrière elles les admirables livres que l’on sait, comme autant de petits cailloux resplendissants, à destination de ceux qui voudraient la suivre dans cette voie. Aussi est-elle tout le contraire d’un écrivain matériel ; elle est l’écrivain du sensible capable de devenir sens, dès lors que sur lui se penche la grâce de l’esprit. Elle-même se décrivait, dans son Journal à rebours, comme « un écrivain caché, casanier et sage, derrière son roman voluptueux ». Toujours, entre l’œuvre et l’ouvrier, il y a quelque chose qui ne colle pas, reflet de la nécessité pour toute conscience de se tenir au-devant de son objet, c’est-à-dire de s’en dégager, pour le percevoir et le décrire. Rien moins donc que la fusion ne fascine Colette, ni dans les arts ni dans l’amour. « Tout est nouveauté et douce infraction, jusqu’au geste de ma main qui écrit », note-t-elle dans La Naissance du jour. Lorsqu’elle se fait narratrice, elle prend toujours grand soin de se tenir à part, hors et dans le monde qu’elle décrit en le traversant, mais jamais en s’y fixant, s’y engloutissant, ou tout entière s’y abandonnant comme au cours tranquille d’un fleuve qui l’emporterait.

À la source de tous ses livres l’on trouve toujours un écart infime, mais décisif, une non-coïncidence qui rend possible, par l’espace immense qu’elle dégage dans l’âme, le miracle même d’un animal qui se sait sentant, et qui dit en lui-même ou sur la page, cette sensibilité mystérieuse et musicale. Le monde n’est visible qu’à partir d’un certain lieu. « Ô toi, écrit Colette dans Le Dernier feu, qui te satisfais peut-être de ce lambeau d’azur, ce chiffon de ciel borné par les murs de notre étroit jardin, songe qu’il y a, quelque part dans le monde, un lieu envié d’où l’on découvre tout le ciel ! » Mais est-ce bien au dedans du monde qu’il convient de chercher, littéralement, ce point de vue ? Comme presque consciente de sa bévue, l’auteur se reprend et poursuit : « Songe, comme tu songerais à un royaume inaccessible, songe aux confins de l’horizon, au pâlissement délicieux du ciel qui rejoint la terre… En ce jour de printemps hésitant, je devine là-bas, à travers les murs, la ligne poignante, à peine ondulée, de ce qu’enfant je nommais le bout de la terre… »

Le cactus rose

Il faut lire l’admirable description du « pays que j’ai quitté », dans une nouvelle intitulée « Jour Gris », où tout est plein non d’une vie indéterminée, fourmillante et pullulante comme les hideurs intestines d’une charogne baudelairienne, mais plutôt d’une vie nette et précise, dense et dansante, souple et sonore : « Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage, femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te saisira, et toute la nuit tes songes seront fous… »

Et Colette magnifiquement de poursuivre : « Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde… C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes, et toute pareille au paradis. » Tout l’art de l’auteur est là, présent, qui consiste à peindre les paysages, toujours, sur le fond d’une insuffisance de tout l’univers visible, sur quoi ses descriptions s’appuient et prennent leur élan, lequel parfois paraît être sans fin, à cause précisément que la plume de Colette dit le monde comme vu d’ailleurs. « De bonne foi, écrit-elle dans La Naissance du jour, je ne prétends plus à rien, sinon à ce qui est inaccessible. » Le monde qu’elle décrit est plein de signes qui désignent tous, au-delà d’eux-mêmes, un pays dont elle ne sait rien, mais qu’elle sent et pressent, et qui est dans son âme comme le souvenir vague d’un jardin de paradis, où peut-être l’une des plus hautes joies était de bien nommer les choses, et par là d’en savourer la pleine et profonde et l’entière vérité. Car, à toute chose, le désir de Colette est de découvrir et d’inventer, puis de donner son « nom de « cactus rose » ou de je ne sais quelle autre fleur en forme de flamme, à éclosion pénible, [son] nom futur de créature exorcisée ».

La transparence du cristal

L’art de Colette, tout entier, est une nostalgie des essences. De là dans son œuvre l’importance des parfums, qui sont comme les choses mêmes subtilisées, et par conséquent l’image concrète de leurs idéales simplicités. « Aurais-je atteint ici ce que l’on ne recommence point ? se demande la narratrice de La Naissance du jour. Tout est ressemblant aux premières années de ma vie, et je reconnais peu-à-peu, au rétrécissement du domaine rural, aux chats, à la chienne vieillie, à l’émerveillement, à une sérénité dont je sens de loin le souffle – miséricordieuse humidité, promesse de pluie réparatrice suspendue sur ma vie encore orageuse –, je reconnais le chemin du retour. » Ce que sereinement Colette espère rejoindre, ce n’est donc pas un univers abstrait, tout composé d’idées simples, comme eût dit Descartes, mais plutôt un monde mystérieusement réconcilié, où toute chose sans difficulté se dit, donne son nom à même son apparition, et se proclame au profond de sa présence, – un monde en somme où le sensible est, dans l’évidence d’un plein jour sans cesse renaissant, un sens qui s’annonce et qui s’offre, et dont l’homme jouit dans son âme et dans son corps d’une joie pure qui ne s’achève jamais, et recommence sans cesse, plus haute, plus limpide encore.

Ainsi, de ce mot de trois lettres, « pur », Colette pouvait écrire : « Il n’éveillait rien en moi, sauf le besoin d’entendre encore sa résonance unique, son écho de goutte qui sourd, se détache et rejoint une eau invisible. Le mot « pur » ne m’a pas découvert son sens intelligible. Je n’en suis qu’à étancher une soif optique de pureté dans les transparences qui l’évoquent, dans les bulles, l’eau massive, et les sites imaginaires retranchés, hors d’atteinte, au sein d’un épais cristal ». La pureté est pour elle le sens du sens, le noyau d’où partent et où refluent les pulsations de signes qui parcourent le monde, et le font vibrant et vivant ; et « pur » est le seul mot qui ne peut renvoyer qu’à lui-même, puisqu’il est la clef de tous les autres, celui qui est à la source des eaux invisibles dont l’univers est irrigué. Et seules alors les transparences les plus concrètes peuvent être convoquées par Colette pour dire, un peu, quelque chose de cette pureté sans origine, mais non pas, peut-être, sans destination. « La nature est une apparence corrigée par une transparence », écrivait Victor Hugo. Et Jünger d’ajouter, dans quelques lignes considérables du Cœur aventureux : « la structure transparente est celle où la profondeur et la surface se montrent ensemble à notre regard. Elle s’observe dans le cristal, que l’on pourrait décrire comme un être capable aussi bien d’intérioriser sa surface que de tourner sa profondeur vers l’extérieur. Oserai-je formuler le soupçon que le monde en son ensemble et dans ses détails, est formé à l’exemple du cristal, mais de sorte que notre œil ne peut le pénétrer que rarement sous cet aspect ? » Ce soupçon semblait bien être, aussi, celui de Colette, qui n’en fit certes jamais la formulation précise et presque pointilleuse de Jünger, – mais toute sa vie pourtant tâcha de faire venir à la surface du monde sa profondeur, et de rendre possible pour ses lecteurs cette vision unifiante de l’univers visible et invisible, que dit la comparaison avec le cristal, aussi lue sous sa plume. La pureté, donc, dans la langue de Colette, ne désigne pas un rêve de diamant hors du monde, mais plutôt la parfaite transparence de l’intelligible au cœur même du sensible, l’aspect qui s’annonce soudain comme la figure véritable et le visage vif du dedans jusques alors dissimulé dessous ou derrière la surface des choses.

L’œuf d’or

L’auteur de La Vagabonde ne dit pas un monde de simples sensations ; elle tâche de fixer parmi ses pages le secret singulier et subtil de l’univers, qui est la présence en lui d’une sensation consciente de soi, ou encore d’une sensibilité qui se sait. Écrire ne sera dès lors pour elle pas autre chose, comme elle l’affirme dans une magnifique formule de son Journal à rebours, que cet art difficile et fragile de « patiemment concilier le son et le nombre ». Est modus in rebus, écrivait Horace en sa première Satire. En toute chose, il est un nombre infiniment exact ; et c’est celui-là même que le style de Colette ne cesse jamais de traquer, dans une chasse qu’elle décrira comme telle dans L’Étoile Vesper : « Une nuit entière me voit à la poursuite d’une bribe, d’un nom, d’un mot, qui ne servent même pas mon travail. Un sport, un défi. D’autres malheureux, les écrivains, chassent-ils de même sorte ? L’objet poursuivi me mène rudement, il est aussi habile qu’un gibier traqué dix fois. Il m’arrive, pour qu’il se laisse rejoindre, de le chanter, lui, ses brumeuses homonymies, son rythme entrevu vaguement. S’il s’endort, je dors. Mon repos le rend imprudent, et je le capture au matin, innocemment assoupi. »

Colette, ou la capture du rythme, dans la naissance du jour où la splendide musique d’une œuvre peut éclore. Son style, une écriture de la matière ? Colette est bien plutôt une transfiguratrice du monde : sous sa plume, l’univers invisible du sens transparaît à même la densité sensible, concrète et charnelle ; et c’est alors, en toute chose, dans le moindre grain de sable ou la plus fugitive goutte d’eau, une épiphanie perpétuelle de l’intelligible. Dans son regard qui connaît son origine, les êtres sont semblables à des fleurs qui viennent à l’éclosion de leur propre clarté intime. Et l’on peut lire alors, sans crainte d’en réduire la portée, cette belle description de son propre art d’écrire, que fait Colette dans ses Mélanges : « Signes errants dans l’air, parfois les mots, appelés, daignent descendre, s’assemblent, se fixent. Ainsi semble se former le petit miracle que je nomme l’œuf d’or, la bulle, la fleur : une phrase digne de ce qu’elle a voulu décrire. »

Bibliographie :

Colette, Les Vrilles de la vigne, Le Livre de Poche, 1995.
Colette, La Vagabonde, Le Livre de Poche, 1975.
Colette, Le Blé en herbe, J’ai Lu, 2003.
Colette, La Naissance du jour, Flammarion, 1993.