Défilé Métier d’Art Chanel par Karl Lagerfeld – 5 juillet 2016 © AFP François Guillot

En décembre 2002, la rue Cambon est en effervescence. La maison Chanel, menée à l’époque par l’esthète Karl Lagerfeld, présente son tout premier défilé Métiers d’Art, mettant en lumière les métiers de la Haute-Couture, ces métiers oubliés qui font la richesse de notre patrimoine culturel et artistique. Ces artisans aux mains d’or sont depuis mis en avant et ne sont plus une espèce en voie d’extinction. Plumassiers, brodeurs, plisseurs, modistes, gantiers, passementiers, orfèvres… tous ces métiers d’exception sont des artisanats et, pourtant, le public ne cesse d’élever leurs créations au rang d’art !

LA MODE : DE L’ARMOIRE AU MUSÉE

Nombreux sont les musées qui proposent, aujourd’hui, des expositions dites « modes ». On se souvient du musée Carnavalet qui nous avait ouvert la garde-robe d’une parisienne de la Belle-Époque aux années 30, de la fabuleuse exposition sur l’histoire de la mode Fashion Forward de 1715 à 2016 au musée des Arts Décoratifs ou encore, plus récemment, de l’inauguration des Galeries Gabrielle au Palais Galliera pour les collections permanentes. À chaque exposition, le public est au rendez-vous. Et plus qu’un rendez-vous, ces expositions deviennent des spectacles : l’inauguration au MET de New-York des expositions modes conduit à un fastueux dîner orchestré par la papesse de la mode Anna Wintour, l’ouverture des expositions au musée des Arts Décoratifs crée une file d’attente tout le long de la rue de Rivoli. Qu’est-ce que cela dit de la mode ? Comment un vêtement passe de l’utile à l’agréable ? Du placard à la vitrine ?

Exposition Fashion Forward au musée des Arts Décoratifs (2016) © Théo Bellanger

Toutes les expositions qui présentent les vêtements d’époque ont un intérêt historique. Elles nous informent sur les sociétés qui nous ont précédés, leurs manières de vivre, de penser, d’agir. Tous les vêtements que nous voyons : de la robe à panier du XVIIe siècle à la robe à la garçonne des années 20 en passant par le cul de Paris de la fin du XIXe siècle ont été portés. Tous ses vêtements ont demandé une incarnation. Au XVIIe siècle, époque qui a relancé l’industrie du tissu et notamment du ruban grâce à Louis XIV, les vêtements, somptueux et riches d’ornements, ont eu une vie. En ce sens, demeurait la notion d’artisanat soit la transformation d’un produit grâce à un savoir-faire singulier. Aujourd’hui, toutes ses pièces font le bonheur de notre regard dans les musées qui leur sont dédiés et l’on parle volontiers d’objets artistiques. Le glissement de l’artisanat utilitaire et esthétique à l’objet d’art est ténu, mais il est existant : le vêtement passe du corps au mannequin et non plus du mannequin au corps.

Et pour notre mode contemporaine ? Verra-t-on des pièces estampillées Zara ou H&M dans les musées ? Oui, si celles-ci ont fait l’objet d’une collection capsule pensée par un couturier connu. L’exposition Fashion Forward de 2016 avait ainsi exposé une robe H&M signée Karl Lagerfeld ou, plus récemment, l’exposition consacrée à l’évolution du design De Prisunic à Monoprix avait aussi exposé une robe de mariée signée Alexis Mabille. Du portant au socle d’exposition, il n’y a qu’un pas, ou plutôt il n’y a que ce que l’on en fait.

Cependant, de manière générale, les vêtements contemporains que l’on voit dans les musées n’ont jamais été portés. Personne n’a porté au quotidien les robes théâtrales de John Galliano pour Dior ou les pièces conceptuelles de Rei Kawakubo ou encore les robes expérimentales d’Iris van Herpen. Ces vêtements n’ont pas eu le quotidien d’une robe Mondrian, portable, ou la vie d’un manteau de Charles Frederick Worth.

Robe ‘Hokusai’ Dior par John Galliano

Néanmoins, ce qui lie tous ses vêtements exposés, qu’ils aient été portés ou non, est la main qui les a réalisés ou la tête qui les a pensés. Autrement dit, un savoir-faire d’exception les rend alors exceptionnel, les faisant ainsi glisser d’objet utilitaire à objet d’art s’ils ne le sont pas immédiatement. Nous avons rencontré ainsi Jeanne Labatut, couturière de costumes d’époque. 

Théo Bellanger : Merci Jeanne Labatut d’avoir accepté de parler de vos costumes d’époque.

Jeanne Labatut : Je préfère que l’on parle de vêtement… Je n’aime pas trop ce terme de “costume” qui renvoie presque immédiatement au déguisement. Ce que je fais, j’entends le porter, ce n’est pas pour l’exposer. Fondamentalement, un vêtement est fait pour être porté et peut être porté, même un vêtement qui nous paraît aujourd’hui extravagant comme ce que l’on peut voir dans les défilés Haute-Couture. 

Qu’est-ce qui vous a conduit à vouloir recréer d’une certaine manière des vêtements d’époque ? 

L’histoire et les techniques anciennes. Lorsque je m’engage dans un nouveau projet, je fais beaucoup de recherches historiques. Je m’inspire d’images que je vois sur internet, sur les tableaux, dans les livres… Cela peut être une époque, un style… J’essaie de comprendre, lorsque je fais un vêtement, les raisons qui ont poussé ces personnes à le faire de cette manière et les priorités de ceux qui les portaient. On porte un vêtement pour une raison qu’elle soit sociale, professionnelle, esthétique, personnelle… Tout cela m’intéresse. 

Quel est votre projet en cours ? 

Je travaille actuellement sur une robe d’été 1905 qui est une robe très élégante et dont la particularité est d’avoir un bustier pigeonnant qui fait apparaître, par illusion d’optique, une taille très fine. On retrouve d’ailleurs aujourd’hui cette forme. C’est une robe qui est très détaillée et très ornée de dentelles ce qui rend la pièce quelque peu fragile et complexe à réaliser. Fort heureusement, l’on conserve beaucoup de patrons de cette époque. 

Comprenez-vous le regain d’intérêt autour de ces métiers d’art de la mode et le fait que l’on considère ces pièces comme des objets d’art ? 

Oui, absolument. Le regain d’intérêt vient déjà des réseaux sociaux et des personnes qui montrent plus facilement leur travail. Cela crée une émulation, une communauté qui pique la curiosité des gens. Puis, tout cela est considéré comme un art parce que les gens ne savent pas coudre ou faire. S’ils apprenaient, il n’y aurait sans doute plus cette aura autour de ces métiers. Enfin, il y a tout le côté de la création qui fait que nous flirtons avec l’art un peu.

UN ART DE FAIRE

Tout est dans la main, dans la maîtrise du geste. Il n’existe pas une seule définition de l’artisanat. L’artisanat est pluriel. Les définitions varient selon les cultures. Ainsi, ce que l’on appelle artisanat peut être art au Japon par exemple. En France, il est fréquent de parler de savoir-faire d’exception si bien que l’État crée en 2005 le label « Entreprise du Patrimoine Vivant » mettant en lumière des entreprises uniques qui savent concilier l’innovation et la tradition, le savoir-faire et la création, le travail et la passion, le patrimoine et l’avenir, le local et l’international.

Lorsque l’on pense à l’artisanat de mode, la Haute-Couture vient à l’esprit presque immédiatement, et de manière générale tout ce qui touche au sur-mesure. Écartons le prêt-à-porter, du « décrochez-moi-ça » comme disait Mademoiselle Chanel, et intéressons-nous à cette singularité française qui fait notre renommée à l’internationale. Juridiquement, la Haute-Couture existe depuis 1945, mais elle est née des mains du couturier Charles Frederick Worth à Paris dans les années 1860. Ce statut n’existe qu’à Paris et aucune autre maison de couture étrangère peut avoir le label Haute-Couture si elle n’exerce pas à Paris. Enfin, chaque maison qui se voit honorer de ce prestigieux statut doit remplir plusieurs critères comme les hôtels et les restaurants avec les étoiles Michelin par exemple.

L’artisanat demande du temps, de la précision. Il vise, pourrait-on dire, à l’esthétisation du quotidien, alors que l’art serait du côté du non-lieu et de l’intemporel. Lorsque l’on discute avec les « petites mains » des ateliers de couture, l’on sent toute la passion et surtout le talent qui s’agite dans ces doigts d’une minutie absolument remarquable. La réalisation d’une pièce de Haute-Couture est, plus qu’un défi, un rêve, un tour de force que seules l’expérience et l’intuition peuvent accomplir. Elle incarne à la fois l’esprit du créateur et les mains de la couturière. Elle est à la fois art et artisanat ; autrement dit matière-émotion.

Dans les ateliers couture Dior © Théo Bellanger

En écrivant cet article, nous avons discuté avec Marion Broudin, « petite main » en Haute-Couture :

Théo Bellanger : Merci Marion Broudin d’avoir accepté ce court entretien. Considérez-vous la pièce de Haute-Couture comme un art ou un artisanat ?

Marion Broudin : Je pense que la pièce de Haute-Couture est hybride. J’ai étudié les savoir-faire dans une école d’art appliqué donc cela mêle un peu les deux notions d’art et d’artisanat. Vous savez, avant d’intervenir sur un tissu, il y a toute une démarche artistique, conceptuelle : « Que vais-je raconter ? », « Qu’est-ce que va signifier la broderie ? » Tout cela invite à considérer la pièce de Haute-Couture comme une forme d’art.

Comprenez-vous que l’on considère aujourd’hui ces métiers comme un art ?

Oui, absolument. Il y a trois ans, au Musée de Cluny, il y avait cette exposition qui s’intitulaitL’art en broderie au Moyen-Âgequi a permis de redécouvrir des techniques oubliées. D’ailleurs, aujourd’hui, la broderie s’affranchit du vêtement pour aller vers ce que l’on appelle la broderie-sculpture, ce que plusieurs ateliers font comme le Studio MTX, filiale de Montex [ndlr :maison d’art de broderie appartenant à Chanel.]Je pointe tout de même un paradoxe aujourd’hui. Au Moyen-Âge, devenir brodeur demandait huit ans d’étude, tandis qu’aujourd’hui, les études sont plus courtes. Je pense que l’on a perdu quelque chose lié à l’artisanat.

Est-ce dû à la mécanisation du métier ?

Oui, sans doute. Vers 1835 les premières machines à coudre qui faisaient des points de chaînettes sont apparues. Puis, ensuite les machines à broder Cornely sont arrivées. L’appui technique a sûrement entraîner aussi la disparition de certaines techniques c’est certain, mais que l’on redécouvre grâce à ces expositions qui permettent aux vêtements d’époque de devenir des pièces d’art.

Hermès Carré Club “Artiste en flânerie” © Théo Bellanger

Selon vous, y a-t-il, aujourd’hui, un regain d’intérêt pour ces métiers d’exception ? C’est une des aspirations de l’entreprise Paraffection.

Oui, je constate un regain d’intérêt. Dans mon école, j’avais entendu quelqu’un dire que la broderie agissait sur lui comme un art thérapie. Il y a aussi un regain d’intérêt pour les techniques anciennes comme le boutis et la documentation ancienne. Cependant, le savoir-faire ne se livre pas si facilement. Il faut garder une certaine rareté pour que cela demeure une pièce d’exception.

L’exception repose sur la rareté mais aussi sur le temps passé ? On dit souvent qu’une pièce de Haute-Couture demande entre deux cents heures et huit cents heures de travail.

Tout à fait ! Néanmoins, tout dépend du panneau sur lequel vous travaillez, de la technique que vous utilisez. Si vous faites par exemple de la peinture à l’aiguille, cela demande énormément de temps car cela consiste à faire un dégradé de couleurs monofils. Vous devez vous arrêter, vous éloigner pour voir le rendu, revenir dessus… Il y a tout un processus qui demande de la patience.

MAISONS D’ART ET MANUFACTURES : TRÉSORS NATIONAUX VIVANTS.

Les maisons de couture – qui se divisent en membres permanents, correspondants et invités – , comme Chanel, Dior, Alexis Mabille, Stéphane Rolland pour ne citer qu’eux, font travailler tous les artisans de Paris liés à la Haute-Couture. Certaines maisons sont centenaires. La Maison Lemarié, spécialisée dans les plumes et les fleurs, existe depuis 1880 et est une des dernières maisons au monde à maîtriser leur savoir-faire qui se retrouve sur les pièces de maisons iconiques. La Maison Lesage, quant à elle, existe depuis 1924 et nous offre les plus belles broderies. Ainsi, depuis plus de trente ans, la maison Chanel a souhaité s’engager dans la pérennisation de ces savoir-faire artisanaux précieux. Ces métiers d’art sont aujourd’hui regroupés sous l’entreprise française Paraffection, filiale de Chanel, qui rassemble vingt-six maisons d’art et manufactures pour préserver et transmettre un savoir-faire unique au monde.

Hubert Barrere Histoire de la Maison Lesage par Runway Magazine © Runway magazine

Ces savoir-faire font notre renommée. Ils sont des artisanats car réalisés à la main avec des techniques d’exception en vue de produire un objet esthétique et utilisable, mais ils sont aussi art dans la mesure où ils sont uniques, précieux et rares. Les métiers de la mode sont donc un art de faire et, parfois, il arrive qu’un de ces arts de faire disparaisse, puis renaisse, comme ce fut le cas lors de la disparition de Madame Pouzieux, unique détentrice au monde d’une technique de fabrication de galons qu’elle n’a jamais réussi à transmettre de son vivant. Ce n’est qu’en étudiant le fonctionnement de son métier à tisser artisanal que la Maison Chanel a pu retrouver les galons de Madame Pouzieux. La Maison Duvelleroy, spécialisée dans la fabrication d’éventails, a été fondée en 1827 puis a connu une période de somnolence jusqu’à se réveiller pleinement en 2010 grâce Eloïse Gilles & Raphaëlle Le Baud qui ont relancé le savoir-faire traditionnel de l’éventaillerie française pour la Couture. 

Le regain d’intérêt pour les métiers d’art pourrait s’expliquer par plusieurs raisons, outre celle que Marion Broudin nous a partagée. Notre société est aujourd’hui envahie par l’Intelligence Artificielle, par une technologique connectée et l’homme perd alors un lien à la matière, à la main. Nous cherchons ainsi à retrouver un lien perdu avec notre humanité et notre imperfection. Autrement dit, les métiers d’art permettent de retrouver une maîtrise. La revalorisation des métiers d’art depuis plusieurs années vient des maisons de luxe elles-mêmes, mais aussi du public qui veut comprendre et apprendre d’où les reconversions professionnelles vers des métiers plus manuels, plus artistiques. L’artisanat d’art intrigue, fascine, il rend légitime le produit d’exception que l’on peut élever au rang d’objet d’art. 

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Forme hybride, les métiers d’art doivent être préservés. Cela passera par la transmission, la promotion de ses mains d’or qui rendent notre patrimoine vivant. Encourageons les jeunes générations vers ces métiers : ferronnerie d’art, plumassier, art de la mosaïque, céramiste, plisseur, gantier, bottier, brodeur, joaillier, orfèvre… Ils font résonner la matière, la transforme tel l’alchimiste qui créer de l’or à partir de la boue.

Jean Beraud, Sortie des ouvrières de la maison Paquin, rue de la Paix, 1906 © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz