Avec Licorice Pizza, Paul Thomas Anderson signe moins un teen movie qu’une rom-com faussement solaire (quoique moins crépusculaire que le précédent Phantom Thread) qui prend pied dans la géographie mentale favorite du cinéaste, le Los Angeles des années 1970. Il s’agit d’un film débonnaire et énergique, mais il y a, aussi, quelque chose de vicié dans ce vinyle qui n’en finit pas de recommencer.

Environ huit ans séparent Gary Valentine d’Alaina Kane, qui sont à un âge où cet écart vaut un monde. Il en a 15 ans, elle 23 ou 24 ; lui, c’est un Jean-qui-rit inventif et jovial, un sweet comic Valentine, elle un Jean-qui-grogne acariâtre et déboussolé ; il tombe amoureux, mais elle repousse de toutes ces forces ce nigaud qui l’installe pourtant sur les rails de sa propre existence.

Au risque de l’essoufflement

À partir de ce canevas, Licorice Pizza fait se concurrencer en permanence les temporalités de la course à pied et de la voiture, objet central du film et de nombreux défis amoureux ou amicaux, entre l’automobile que l’on conduit pour soi – ou pas, parce qu’on n’a pas l’âge – ou pour accompagner autrui, celle depuis laquelle on épie, celle dans laquelle on se retrouve seul, à plusieurs, entre amis, en famille, celle avec laquelle on s’échappe, celle qui ramène chez soi, sans oublier la moto de laquelle on tombe (de haut). Inversement, la dynamique amoureuse du tête-à-tête harmonieux tente (vainement ?) de se jouer à pied, et ce dès la virevoltante scène de rencontre qui fait s’entrelacer les démarches des héros, dans une succession de ces travellings en plans-séquence dont Paul Thomas Anderson est coutumier. L’accord des pas remplace celui de la relation sexuelle, frappée du sceau de l’interdit (le silence global à ce sujet est curieux), et Alaina et Gary ne cessent de courir l’un à côté de l’autre dans un élan amoureux impossible. Ces belles scènes de ruées dans la ville se rapprochent hélas bien trop d’une suite de clips à cause d’un incessant fond sonore composé de succès musicaux des années 1970.

Moins qu’à la tradition des teen movies, c’est davantage à la comédie romantique que fait songer Licorice Pizza

Un des plus beaux plans du film est celui où Gary poursuit un ami en trottinette, au milieu d’un embouteillage monstre qui fait songer au célèbre travelling godardien de Week-end (1967). Comme Jean-Pierre Léaud isolé dans sa cabine téléphonique, Gary et Alaina pourraient entonner la chanson de Guy Béart, « Allô, allô, tu m’entends », tant ils semblent parfois s’interpeller de très loin, enfermés chacun dans une cabine de verre, avides de se rattraper, de se retrouver en dépit d’une mécanique amoureuse qui s’emballe et se grippe tour à tour. Mais comme le chante Guy Béart, « Dans cette course de fous, le monde se fout d’un amour cassé ». Le hiatus est précisément emblématisé par la scène du téléphone : comment parvenir à s’entendre ? Moins qu’à la tradition des teen movies, c’est davantage à la comédie romantique que fait songer ce dernier film de Paul Thomas Anderson, à qui on ne peut certainement pas reprocher de ne pas se renouveler. Dans l’air flotte le parfum de Quand Harry rencontre Sally (1989).

Comme lui, comme tant d’autres films du même genre, Licorice Pizza porte sur deux héros qui ne sont jamais au même endroit au même moment, et se retrouvent in extremis, essoufflés dans la nuit, strangers in the night. C’est une course contre la montre dans laquelle les personnages accomplissent des ellipses inversées : Alaina souhaite rattraper le temps de son adolescence qu’elle a perdu, comme Swann, au double sens du terme, pour aussi mieux faire oublier son âge et remporter un prompt retour vers le futur. Gary aspire à atteindre l’âge adulte en même temps qu’il est ramené par son immaturité amoureuse vers les limbes de l’enfance. La scène de la descente en camion en marche arrière vaut à nouveau comme symbole d’une impasse. L’une des forces du film est à trouver dans le fait qu’on ne sait jamais vraiment si l’on assiste à la fin ou aux débuts d’un amour. Réalisation et scénario s’accordent : le caractère irascible d’Alaina, très marqué dans les dialogues, sert la création d’une dynamique amoureuse brusque, un vagabondage nerveux et rude sur une route escarpée.

Enrayage et débrayage

Ces deux enfants courent sur les débris d’un monde qui s’effondre

Licorice Pizza repose sur une opposition tranchée entre l’ardente vitalité d’Alaina et de Gary, qui cherchent à tout prix à donner une direction à leur existence, et l’enlisement collectif qui risque de les ralentir. Le choc pétrolier de 1973 sert sans grande finesse de symbole de l’essoufflement de leur relation puisqu’il signe d’une part l’échec de la première entreprise de Gary, d’autre part la mise à pied soudaine de milliers de citadins dans le pays de la vitesse, et enfin une temporaire échappée de Gary hors du giron d’Alaina. Ces deux enfants courent en réalité sur les débris d’un monde qui s’effondre. Le choix de la décennie des seventies n’est pas anodin. Le choc pétrolier incarne le préquel d’une longue série de crises contrecarrant le mythe de la réussite américaine, tout comme le cinéma des années 1970 vient alors remettre en question la stabilité relative des codes hollywoodiens, tout comme la rencontre entre Gary et Alaina ne vaut pas comme le choc cristallisant la surprise de l’amour, mais plutôt comme une mélodie qui sera fuguée jusqu’au bout, les deux héros ne cessant en réalité de refaire inlassablement connaissance. Ce continuel sentiment de décadence est redoublé par le décalage chronologique entre le temps de la diégèse et celui du spectateur, qui est prompt à songer, face au choc pétrolier de 1973 et au galopage de la gentrification à Los Angeles, aux autres périls économiques, politiques et climatiques qui phagocytent l’actualité américaine depuis les dernières décennies du XXe siècle. L’enlisement est aussi celui de la nostalgie du réalisateur pour la ville de son enfance, celle des aventures économiques d’un jour, des nouveautés farfelues comme les matelas à eau, et des farces enfantines.

De là, Paul Thomas Anderson brode des séquences qui sont certes très bien écrites, souvent hilarantes, mais dont chacune joue le rôle d’un ensemble quasi clos, comme si le cinéaste était pris au piège de la dynamique régnante : celle de la répétition. Le programme du film est séduisant : parvient-il vraiment à s’incarner ? Licorice Pizza s’apparente à bien des égards à une juxtaposition de morceaux échevelés qui ferait presque oublier tout sens de la temporalité. C’est dommage pour une œuvre qui repose sur la question du timing amoureux, si prépondérante aussi plus largement dans le genre de la comédie. Avec toute l’admiration que l’on porte au cinéma de PTA, il y a là comme un double bind instable.

Ce dernier n’empêche pas du reste d’apprécier les nombreuses séquences qui sont autant de prouesses – comme autant de perles jetées en désordre, de dialogues et de saynètes peuplés de figures hautes en couleur. Saluons le jeu des deux comédiens principaux, les interprétations de Jon Peters par Bradley Cooper, de Joël Wachs par Benny Safdie ou encore l’incarnation par Harriet Sansom Harris d’une agente fébrile. Dans Licorice Pizza les comédiens s’amusent et nous avec eux.

  • Licorice Pizza, un film de Paul Thomas Anderson, avec Alana Haim, Cooper Hoffman, Bradley Cooper