Après La chambre de Vanda (2000) et En avant jeunesse ! (2006) , le réalisateur portugais Pedro Costa dresse avec son neuvième film, Vitalina Varela, le portrait dune Cap-Verdienne endeuillée qui hante la maison de son mari, abandonnée après sa mort. Entêtant et élégiaque.

Tout commence par une longue procession funèbre. Des ombres d’hommes défilent en silence sur les murs de béton de ce qui semble être un bidonville. Les plans se succèdent, comme des tableaux. On comprend qu’un homme est mort : Joachim. Et puis, tout à coup, deux pieds apparaissent sur le sol d’un aéroport goudronné. Littéralement descendue du ciel – est-ce un spectre ou une sainte ? – Vitalina Varela surgit. C’est son épouse. Voilà des années qu’elle aurait dû faire le trajet, mais son mari, parce qu’il ne le pouvait pas ou parce qu’il ne le voulait plus, ne lui a jamais envoyé le billet d’avion promis. Restée seule au Cap Vert, elle ne l’avait pas vu depuis trente ans. Mais c’est trop tard, désormais. Son époux est mort et rien ni personne ne l’attend sur cette terre portugaise, qui semble peuplée de figures à son image, c’est-à-dire de fantômes.

Les premiers mots de ce film prononcés par une sorte de chœur tragique semblent programmatiques : « Tu es arrivée trop tard. Rien ne t’attend ici. » L’événement est passé. Il n’y aura ni salut ni espoir. Qu’importe. Vitalina Varela, dont le nom est en soi  porteur de vie, sort de l’avion et se rend dans la maison qui semble faite de décombres. Sa tête se heurte à une poutre et son visage, d’abord caché dans la pénombre, apparaît finalement. Alors, celle que personne n’attendait attend. Elle inspecte la maison, à la recherche des vestiges de celui qu’elle a connu, de celui qu’elle a aimé, d’une présence à qui parler. Mais la demeure reste vide et les reproches qui ont bouillonné en elle durant tant d’années ne trouvent pas de destinataires. Les adieux, que le mari par sa fuite a évités, ne pourront pas être prononcés. De rencontre en rencontre, elle tente en vain, dans un silence glaçant, de reconstituer un récit ou une présence. Celle de son mari et celle de sa vie.

Portrait dune madone en clair-obscur

Le film évoque par sa science du clair-obscur les grandes toiles du Caravage

Déjà filmée dans Cavalo Dinheiro (2014),  l’actrice dont le réalisateur fait ici le portrait se tient là, gracieuse et nimbée d’un magnétisme étrange. Vitalina Varela – c’est son vrai nom – est ainsi apparue dans l’embrasure d’une porte tandis que le réalisateur faisait des repérages pour son prochain long-métrage. Elle a alors raconté son histoire à cet artiste sans concession qui pose son regard sur ce qu’on a tendance à appeler les invisibles. De leur rencontre est né ce film à la forme somptueuse – qui évoque par sa science du clair-obscur les grandes toiles du Caravage – et au fond tragique et douloureux. Car la douleur est là, cachée dans le noir goudronneux et suintant des plans presque fixes.

Elle est dans ces ombres d’ouvriers qui défilent, dans ces rues délabrées et dans cette maison de tôle et de brique où tout tombe en ruine, où la lumière s’atténue jusqu’au bord de l’extinction. Vitalina semble d’ailleurs nous donner la clef de cette absence lorsque, s’adressant avec colère à son mari absent, elle évoque leur vie commune et lumineuse au Cap-Vert et annonce que cette clarté d’antan, celle du mariage, celle d’une jeunesse à jamais enfuie, ne reviendra plus. Quant à la lumière divine, on ne la trouve pas ici davantage. En témoigne le prêtre que rencontre Vitalina qui a perdu la foi et qui prêche, tremblant de peur et de doutes, que « la peur peut s’inviter au Royaume des Cieux ». Ironie, les bougies de l’autel, elles, ne servent qu’à allumer les cigarettes des visiteurs.

L’échappée ou la vie

Dans ce monde déserté par l’absence de celui qui a été aimé, le silence est de mise. D’abord omniprésent, il n’est brisé que par les chuchotements et des bruits de ferraille, des chiens ou du vent. Ce dénuement sonore, qui contraste avec la beauté plastique des images, accuse la solitude de la protagoniste, perdue au milieu de ces images et de cet espace presque étouffant. Construisant son film comme une prison –  Vitalina semble captive de l’obscurité, de sa solitude, de la maison qui a retenu pendant tant d’années son mari loin d’elle et de sa vie malheureuse –  le réalisateur semble peu à peu ménager une sortie à son héroïne. Les dernières scènes sont à ce titre significatives. Une nouvelle procession funèbre a lieu. Dans la salle de cinéma, la lumière éblouit, tant ces plans semblent arrachés aux ténèbres. Vitalina, cette fois-ci, est là. Sa silhouette et celle du prêtre se déplacent dans le cimetière, au milieu des fleurs colorées et sous un ciel de plus en plus lumineux. Un bleu mélancolique tacheté de nuages surprend le spectateur. Comme si Pedro Costa avait voulu offrir au bout du compte à sa muse la possibilité d’un apaisement.

  • Vitalina Varela, un film de Pedro Costa avec Vitalina Varela, Ventura, Manuel Tavares Almeida, en salles le 12 janvier 2022