Petite chambre à coucher de Napoléon © Château de Fontainebleau

La limite entre l’art et l’artisanat est un sujet dont la définition a souvent été floue. La définition même de l’art est une chose qui nous laisse perplexe. Qu’est-ce qui qualifie un objet d’art ? Est-ce le destinataire, l’histoire, les matériaux ? L’artisanat est jusqu’à présent l’application d’un savoir-faire. Les lignes se floutent lorsqu’un objet artisanal devient un objet d’art. Peut-on en dire du même de l’inverse ? Je suis allée à la rencontre de Marie Aymer de La Chevalerie, actuellement dans sa dernière année de formation de restauratrice. Elle découvre le monde de la restauration après le baccalauréat lors d’une visite d’atelier. Elle tombe amoureuse de ce monde merveilleux et entreprend un CAP d’ébénisterie. Mais la conception ou plutôt création d’un meuble n’est pas ce qui l’a d’abord séduite. Elle se dirige vers une licence en restauration de mobilier à la fameuse École Boulle pour donner une nouvelle vie aux meubles. Ce diplôme lui permet de toucher un peu à tout dans le meuble : surtout le bois mais aussi le cuir, les bronzes, etc. En somme, comme Marie l’explique, les restaurateurs sont un peu comme des médecins généralistes qui renvoient vers des spécialistes lorsque ce n’est plus dans leurs compétences.

Sidonie Sakhoun : Avant toute chose, parlez-nous de votre métier. Où se place la restauration dans le monde de l’art ?

Marie Aymer : Une première distinction est à faire entre restauration et rénovation. Nous ne sommes pas des artistes mais bien des artisans. Notre but est de remettre en état des meubles accidentés tout en prenant en compte les faits historiques. Lorsqu’un meuble passe dans notre atelier, il ne faut pas qu’il en ressorte comme la première fois. Nous avons les capacités de le faire mais là n’est pas notre volonté. En réalité, beaucoup des meubles que nous voyons aujourd’hui n’ont pas du tout la même couleur qu’à l’époque. Nous pourrions leur donner leur couleur d’origine en ponçant le bois mais cela signifie une grande perte de matière et s’il faut le poncer à chaque génération, il n’en restera pas grand chose ! Notre déontologie est donc, avant tout, la conservation.

Un exemple est la restauration d’un siège de Napoléon où l’on observait des fentes au niveau des accotoirs. En faisant des recherches, il s’est avéré que l’empereur plantait ses couteaux sous le coup de l’énervement. La restauration implique la conservation pour « protéger » l’histoire tandis que la rénovation en ferait abstraction et aurait corrigé ces fentes.

Nous sommes la « main invisible » qui redonne vie au meuble.

À travers l’histoire, nous avons connu des meubles richement décorés, extravagants dans les matériaux ou les techniques employés comme ceux sous Louis XV ; mais également des meubles plus sobre comme sous Louis Philippe. Serait-ce donc dans ces attributs où nous basculons dans l’œuvre d’art ?

Non. Selon moi, il s’agit de l’artisanat. En effet, un meuble a une fonction et lorsque celle-ci est remplie, le meuble ne peut pas être considéré comme un objet d’art. En fait, la différence entre l’artisanat et l’art est fine. Je pense que, déjà, l’artisanat peut devenir art mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Dans l’art on observe tout de même une plus grande recherche d’esthétisme alors que l’artisanat se soucie surtout de la fonctionnalité.

Il est vrai que la fonctionnalité et l’esthétisme sont des qualités propres à l’artisanat et à l’art respectivement. Mais si on prend l’exemple d’un intérieur entièrement reconstitué du style Louis XV au Louvre, celui-ci est décoré du sol au plafond et a demandé l’intervention de nombreux artisans, et pourtant le tout est considéré comme de l’art.

Effectivement, mais ici la fonction qui prime est au final l’esthétisme. L’atmosphère dans laquelle le meuble rentre est importante. Le meuble peut devenir un objet de décoration et donc une œuvre d’art. Un exemple qui illustre parfaitement cette idée est le secrétaire à cylindre de Jean-Henri Riesener (ébéniste sous Louis XVI) situé au Château de Fontainebleau dans le boudoir de Marie-Antoinette. Pour moi, ce secrétaire est une œuvre d’art de par son esthétisme, sa créativité et innovation dans l’emploi abondant de la nacre. Sa fonctionnalité est aujourd’hui seulement d’être exposé. Il devient un objet de décoration. D’ailleurs, lors de la restauration d’une pièce de ce genre, la fonctionnalité du meuble n’est probablement plus autant mis à l’honneur.

Secrétaire à cylindre, Jean-Henri Riesener, 1786, © Château de Fontainebleau

Ainsi la question du destinataire doit rentrer en compte.

Tout à fait ! Avant chaque restauration, nous nous posons des questions sur ce que recherche le propriétaire du meuble, ses attentes et quelles sont les valeurs du meuble : sentimentale, historique, esthétique …

En temps normal, notre travail est de faire en sorte que le meuble puisse être utilisé. Si le meuble est exposé dans un musée, si les tiroirs coulissent bien ou non n’est plus aussi conséquent. Enfin, le destinataire reste décisif dans ce choix.

Pour reprendre l’exemple du secrétaire à cylindre du château de Fontainebleau, la nacre est ce qui le caractérise le plus, un restaurateur chercherait certainement à conserver au maximum cette nacre qui rend l’œuvre si singulière.

Procédez-vous donc différemment dans la restauration du meuble ?

Nous avons un système à suivre. Nous commençons par prendre soin de la structure pour une certaine stabilité. Puis du placage, suivi de l’état de surface (vernis, cire, etc.), ensuite les ouvrants (tiroirs, portes, etc.) et enfin nous nous occupons des bronzes, des serrures, des clés, des mécanismes et autres éléments rapportés.

Selon toi, la signature (ou l’estampille pour un meuble) peut-elle faire cette distinction ? Marcel Duchamp est un artiste qui a tenté de remettre la définition de l’art en question et tel était son mode d’expression.

Marcel Duchamp, Roue de bicyclette, 1913, 6e version, 1964
© Association Marcel Duchamp / ADAGP, Paris / SOCAN, Montréal (2021) Photo : MBAC

Seulement les maîtres ébénistes avaient le droit à l’estampille. Donc c’était vu comme un beau meuble qui sortait d’un bon atelier. En revanche, lorsque l’obligation à l’estampille disparaît, tout le monde avait l’accès à cette pratique et il est alors difficile de dire que tout ce qui est « signé » est de l’art.

Devrions-nous également prendre en compte la pensée de l’artiste ou l’artisan ?

En soi, la composition est très importante chez l’artisan comme chez l’artiste. Il y a un gros travail en amont. Tout comme dans l’art, rien n’est anodin. Les dessins préparatoires sont un passage obligatoire. Je pense que c’est aussi une histoire de talent et de traduction de la pensée. Par exemple, Picasso était un excellent dessinateur et un dessin cubiste aux vues différentes d’un même objet parait simple dans son travail. Mais en réalité, c’est l’artiste qui réussit à nous retranscrire sa pensée d’une manière simple et concise.

À travers ma formation en histoire de l’art, nous avons été habitués à voir certains meubles comme des œuvres d’art. Il s’agit certes de meubles d’exception comme l’on peut observer au Louvre, mais la qualité du savoir-faire – qui est propre à l’artisan – et la créativité est admirable en plus d’être une partie considérable dans l’attribution du mot « artiste ».

Effectivement, pour moi cette qualification réside toujours dans la fonctionnalité. Les meubles du Louvre, comme tu l’as dit, sont des meubles d’exception qui font preuve de créativité. C’est en partie pourquoi on les perçoit comme des œuvres d’art. Mais, ce sont comme nous le disions précédemment, la perte de leur fonction première pour devenir un objet de décoration marque ce passage de l’artisanat à l’œuvre d’art.

Finalement, peut-être que le statut qu’on se donne, l’activité principale qu’on exerce, fait la différence entre l’artisan et l’artiste.

Oui c’est une identité qu’on se donne et ce qu’on a envie de dégager. Avec un œil entraîné, on peut reconnaitre le style de l’artisan. Les grands maîtres avaient la possibilité de se distinguer, ce sont d’ailleurs ceux qui sont exposés dans nos musées actuellement. En revanche, tous les ébénistes ne pouvaient pas se le permettre.

Contrairement à l’artiste, il y a une question de tradition, de savoir-faire qui se transmet, de technique également. C’est quelque chose qui se travaille.

Contrairement à l’artiste, il y a une question de tradition, de savoir-faire qui se transmet, de technique également. C’est quelque chose qui se travaille.

Le talent compte-t-il également ?

Il a quelque chose d’innée, mais je pense que c’est plus propre à l’artiste. Il a des personnes qui savent faire naturellement ou acquièrent facilement des compétences. Ces personnes sont, pour moi, des artistes.

Je pense qu’il y a une différence entre la technique et l’exécution. C’est très bien de connaître la technique mais il y a une certaine qualité qui est innée. Je prends l’exemple de la danse car j’en fais. Les danseuses ne savent pas seulement enchaîner un mouvement à un autre, il y a de la fluidité, de la grâce, quelque chose en plus. Sinon, ce serait très robotique.

Donc, une différenciation existe dans la manière d’exprimer et d’interpréter ?

Exactement, l’artiste est libre de son choix alors que l’artisan suit une mode et des règles dont il est contraint d’appliquer. L’artiste, lui, s’en extrait. De plus, l’artiste veut transmettre un message, il a quelque chose à communiquer. Il peut dire qu’il ne veut rien dire mais il envoie un message. En gardant l’exemple de Marcel Duchamp, il en dit beaucoup en apposant sa signature alors qu’il paraît ne pas donner autant de sens à son œuvre, ou bien il faut interpréter celui-ci par soi-même.

Je ne sais pas si c’est toujours vrai… je ne crois pas qu’il y ait de message particulier dans notre exemple du secrétaire à cylindre.

Il est vrai qu’il ne s’agit plus d’une démonstration de savoir-faire hors-normes, mais sa force est aussi son unicité, une qualité indéniable dans l’art. Si les secrétaires à cylindre en nacre étaient des meubles aussi courants que ceux marquetés, nous ne serions pas aussi émerveillées.

Je pense qu’on peut résumer l’artisanat – et plus précisément la restauration – à la question de tradition, de conservation mais qui a une fonctionnalité. L’objet est fait pour être utilisé. Dans la restauration spécifiquement, il n’y a pas non plus de création.

Alors que l’art se libère des règles tout en gardant un côté esthétique et décoratif. L’artiste crée des pièces uniques qui découlent de son imaginaire. Il cherche à transmettre un message, une émotion, une part de lui qui se distingue à travers toute ses œuvres.

Un entretien réalisé par Sidonie Sakhoun