Zone Critique revient sur l’ouvrage de Walter F. Otto, publié aux éditions Allia : Épicure. Philologue allemand du début du XXème siècle, Otto est un fervent admirateur du polythéisme grec, il reste avant tout un défenseur acharné du rapport au monde hellénique, contre les monothéismes dogmatiques et le rationalisme moderne. Dans son ouvrage Épicure, Otto ressuscite la philosophie souvent mal comprise de ce dernier. En ces temps de détresse, (re)lire l’atomiste nous rappelle la nécessité de la quête du plaisir, de la liberté, et du refus de la crainte des dieux..

De la parfaite joie d’exister

D’emblée, l’auteur indique qu’il s’agit pour lui de placer les enseignements du penseur sous un « juste éclairage », et non pas de réciter les grandes lignes de ceux-ci. Pour cela, Otto commence par récuser les lieux communs erronés au sujet de l’épicurisme.

Tout d’abord, le philosophe n’a jamais encouragé à l’« impiété », ni au plaisir débridé des sens : en effet, s’il nous conseille de ne pas être méfiant envers « ce qui apporte vie et joie », la liberté consiste en un rapprochement vers le divin et non pas à céder à nos impulsions les plus viles. Cependant, la domination théorique du dualisme a mené à la toute-puissance du clivage corps/esprit.

A rebours de cette dichotomie factice, Otto se fait le relais de l’union entre les deux : ils représentent plutôt les deux composantes de l’être, renvoyant dans une égale mesure à Dieu comme « fondement de toute chose » (Goethe ; Lettre à K.L von Knebel).

Ainsi, le plaisir et la sérénité sont ce à quoi il faut tendre, mais dans une perspective grecque de tempérance et de refus de tout hybris.

De plus, Otto évoque un autre point clé de l’épicurisme à savoir « l’autosuffisance » : loin de constituer un laisser-aller, la philosophie de l’atomiste cherche à nous libérer de nos vains espoirs, de notre aspiration au pouvoir, de notre cupidité : en somme, de tout ce qui trouble notre âme. Ainsi, le plaisir et la sérénité sont ce à quoi il faut tendre, mais dans une perspective grecque de tempérance et de refus de tout hybris. Par ailleurs, Lucrèce, héritier romain du penseur de Samos, écrit dans De rerum natura : « Ne voyez-vous donc pas que ce que la nature exige à grands abois, c’est seulement ceci : que soit de la douleur débarrassé le corps, et qu’une fois chassés la peur et le souci, du sentiment de joie l’esprit se réjouisse ? ».

En outre, le philologue rattache Épicure au « matérialisme radical » élaboré en premier lieu par le présocratique Démocrite. Celui-ci, étranger à toute transcendance, explique que les choses se forment par la réunion d’atomes dans le vide, à la fois par hasard et par nécessité. Si cette conception physicienne du monde semble sèche, voire angoissante, elle tend à affranchir les hommes de la peur de « contrarier les bonnes dispositions » des dieux. Comme cela a été évoqué plus haut, l’autosuffisance élève l’humanité puisque, grâce à elle, elle exerce sa raison pour « embrasser ce qui est salutaire et repousser tout ce qui est nuisible ». Par cet effort, de nouveaux possibles s’offrent aux êtres de corps et d’esprit, notamment celui d’égaler la sérénité des dieux « bienheureux » décrits par Homère, jouissant du plus pur plaisir d’exister, indifférents aux espoirs et aux craintes humaines, trop humaines. Ainsi, loin de représenter la mort de l’émerveillement, l’épicurisme exhausse l’homme et l’exhorte à rendre grâce par la contemplation du monde, et à se rendre semblable aux divinités.

Après cela, Otto s’attarde sur le rapport grec au divin dont Épicure est héritier, mais aussi sur la postérité de celui-ci.

Vivre tel un dieu parmi les hommes

Lorsque décline le soleil grec, les Romains reprennent le flambeau, notamment en formant leurs élites selon la paideia, visant l’éducation et la pleine réalisation spirituelle des citoyens. Puis, le christianisme coupe l’Europe de son terreau spirituel originel en plaçant le divin hors du monde. Cependant, Otto se veut rassurant puisque la promesse du matin hellénique se réalise le soir. Rappelons les vers de Nerval dans Delfica : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !/ Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ; / La terre a tressailli d’un souffle prophétique … ».

En effet, dès le IVème siècle av. JC, les mythes grecs perdent de leur vitalité, et donc il en va de même pour le culte rendu aux habitants de l’Olympe. Voilà pourquoi le philologue déclare: « Quand le mythe pâlit, cela veut dire que les dieux ne se montrent plus dans une proximité aussi grande qu’auparavant. Car le mythe, avec le culte qui lui est consubstantiel, est le témoignage vivant de la proximité des dieux ». Malgré cette fuite, si abondamment commentée par la tradition philosophique allemande, l’auteur cite le poète Hölderlin pour qui les divinités reviendront. En effet, ce regard porté sur le cosmos ainsi que cette proximité avec l’inouï, dont la Grèce archaïque d’Homère reste la première étincelle, ne périra jamais dans les cœurs nobles. Au moment où Winckelmann, fondateur de l’histoire de l’art, contemple l’Apollon du Belvédère, il s’exclame : « S’il plaisait à ce dieu de se révéler aux mortels sous cette forme, le monde entier serait à ses pieds pour l’adorer » (Description de l’Apollon du Belvédère).

Si les monothéismes ont expurgé le monde du sacré par la distinction entre le créé et l’incréé ; le polythéisme grec, lui, s’en est tenu à vénérer ce qui apparaît, ce qui se met en pleine lumière. 

Ainsi, cet éblouissement persistant depuis les aèdes jusqu’à Heidegger, reste celui du divin conçu comme expérience. Cette vision la plus haute, Épicure la connut puisqu’il vécut au moment où furent créées les statues des dieux de l’Olympe. Si les monothéismes ont expurgé le monde du sacré par la distinction entre le créé et l’incréé ; le polythéisme grec, lui, s’en est tenu à vénérer ce qui apparaît, ce qui se met en pleine lumière.

De plus, le philologue allemand s’attarde sur la recherche permanente au sein de l’épicurisme. En effet, l’atomiste de Samos cherche très jeune à comprendre les causes de ce qui advient, mais sans recourir à une métaphysique vectrice d’illusions. Selon lui, « rien ne naît de ce qui n’est pas » (Lettre à Hérodote), donc tout ce qui est provient de quelque chose qui existe déjà. Or, Otto ne tombe pas dans le piège d’une interprétation scientiste de ce postulat. Si la recherche actuelle mène à la technique, celle de l’Antiquité mène à « la purification et à l’élévation de l’esprit humain ». Il est salvateur de revenir aux écrits de cette période selon l’esprit et non selon la lettre, puisque bien compris, ils sont porteurs d’un message humaniste à l’inverse de la science moderne, entraînant spécialisation, disparition de l’homme et technicisme.

En outre, Épicure poursuit une quête de liberté et d’harmonie, celle du sage vivant tel un dieu parmi les hommes. La première, possible selon la nature des choses, est à imputer à la part de hasard dans la trajectoire des atomes dans l’univers. La deuxième s’atteint en vivant en conformité avec celui-ci, tout en cherchant à satisfaire sobrement ses désirs. Mentionnant les célèbres distinctions du philosophe de Samos entre désirs naturels nécessaires et désirs naturels non nécessaires, le philologue rappelle que se rapprocher du divin se fait d’une manière ascétique et frugale. Au XIXème siècle, Nietzsche écrit à ce sujet : « Un jardinet, quelques figues, de petits fromages et avec cela trois ou quatre bons amis, c’était là pour Épicure festin opulent » (Le Voyageur et son ombre). En somme, bien vivre consiste à rechercher l’ataraxie, c’est-à-dire la sérénité de l’âme et l’indifférence à la dictature des craintes et des chimères qui accable l’existence humaine.

A présent, penchons-nous sur un aspect souvent occulté de l’épicurisme, à savoir sa religiosité.

Épicure, un philosophe religieux ?

Nos contemporains s’évertuent quelquefois à circonscrire la religion dans la limite des monothéismes. Or, dans une perspective épicurienne, il n’en est rien.

Cependant, un paradoxe apparent se pose : comment Épicure, philosophe matérialiste radical, peut-il être si attaché aux cultes envers les dieux, auxquels il participait ?

En effet, si l’atomiste persiste à refuser toute sorte de fatalisme et de providentialisme, notamment celui du stoïcisme, rappelons qu’une des vertus qu’il exaltait se nomme la piété (eusabeia). Or, il ne s’agit aucunement d’une logique de soumission à une entité céleste basée sur le diptyque récompense/châtiment. A l’encontre de cela, Épicure loue le divin tout simplement pour lui-même. Otto écrit à ce sujet : « Combien savent qu’on peut vénérer Dieu sans que cette vénération ne fonde sur sa puissance, sa sollicitude et son pouvoir de châtier, mais parce qu’il est, qu’il est Dieu ? ». Cependant, un paradoxe apparent se pose : comment Épicure, philosophe matérialiste radical, peut-il être si attaché aux cultes envers les dieux, auxquels il participait ? Le philologue allemand répond qu’ils apparaissent par une perception directe pour celui qui sait les voir. En effet, selon sa théorie atomiste, cette dernière se produit à cause d’une captation par l’esprit d’effluves qui émanent d’un phénomène. Ainsi, il se dégage d’eux « un flux d’images (eidola) qui, parvenant aux hommes, leur en offre une représentation parfaite, dont s’empare ensuite une pensée logique qui la confirme ».

Très loin d’être une croyance naïve en Athéna ou Dionysos, l’épicurisme constitue une ouverture au divin par l’image, dont le terme grec est étonnamment proche de l’idée (eidos). En résumé, le philosophe s’inscrit parfaitement dans la perspective hellénique d’une religion esthétique et iconodule, où l’être se donne tout entier au sein du phénomène.

De plus, le philologue allemand déplore que le philosophe puisse être associé à un athéisme tel que pouvaient le concevoir certains matérialistes issus des Lumières. En effet, celui-ci ne peut que correspondre à l’envers d’une croyance en un Dieu avide de punitions envers ses fidèles : « La vénération des dieux chez Épicure est la religion de l’homme supérieur, capable de supporter que le divin n’ait rien à voir avec les affaires terrestres ». En réalité, les dieux épicuriens ne sont aucunement corruptibles, mais bercés par une béatitude éternelle ; et c’est pour cela qu’ils représentent un modèle d’autosuffisance pour l’homme. En exerçant sa volonté et en se débarrassant de ce qui trouble son âme, ce dernier s’élève, non vers une transcendance quelconque, mais vers une sérénité olympienne.

Tour à tour sibyllin et accessible, obscur et lumineux, ce court essai philosophique s’adresse autant aux érudits qu’aux néophytes. Par le truchement d’Épicure, le philologue Walter Otto retrace dans celui-ci le chemin vers l’aurore grecque aux doigts de rose, pointant derrière notre crépuscule..

Épicure, Walter F. Otto, Allia, 2021, 99 p.