Zone Critique poursuit le dossier du dimanche consacré aux “Écritures de l’homosexualité masculine”, avec un nouvel article en deux temps de Frédéric Canovas, à qui l’on doit déjà la belle étude sur Yves Navarre. Frédéric Canovas revient aujourd’hui sur la figure d’André Gide, auteur capital du XXe siècle, tant pour son exploration d’une intériorité troublée que pour sa parole universelle et lumineuse.

Plus encore que ses deux pamphlets contre le colonialisme, Voyage au Congo (1927) et Le retour du Tchad (1928), et que ceux dénonçant le régime communiste, Retour de l’URSS (1936) et Retouches à mon Retour de l’URSS (1936), Corydon aura joué un rôle fondamental, durant l’entre-deux guerres, dans la prise de conscience de l’existence d’une autre forme d’injustice sociale : celle liée à l’orientation sexuelle.

Un livre terrible

Depuis ses débuts et jusqu’à nos jours, Corydon semble ainsi frappé du sceau de l’infamie et ne trouver grâce aux yeux des lecteurs des générations successives : trop scandaleux pour la société des années de l’entre-deux guerres, résolument dépassé pour ceux du début du vingt-et-unième siècle.

Texte difficile à classer, traité, pamphlet, plaidoyer, apologie, etc., Corydon d’André Gide (1911-1924) pose les prémisses d’une identité homosexuelle même si le livre est loin d’attirer aujourd’hui toute l’attention qu’il mériterait de recevoir en dépit de son ancienneté et de ses faiblesses. De tous les ouvrages de Gide réédités et disponibles en librairie, Corydon est sans doute celui qui recueille le moins la faveur des lecteurs et des critiques. En France, les représentants de l’Éducation Nationale lui préfèrent régulièrement Les Faux-Monnayeurs pour les épreuves du baccalauréat ou de l’agrégation. Dans les pays anglo-saxons, les chercheurs spécialistes des études sur le genre se tournent plus volontiers vers L’Immoraliste, tandis qu’à la suite des travaux de Philippe Lejeune et d’Éric Marty, les textes autobiographiques, le journal et la correspondance éclipsent progressivement le reste de la production gidienne dans le champ de la critique littéraire contemporaine. Depuis ses débuts et jusqu’à nos jours, Corydon semble ainsi frappé du sceau de l’infamie et ne trouver grâce aux yeux des lecteurs des générations successives : trop scandaleux pour la société des années de l’entre-deux guerres, résolument dépassé pour ceux du début du vingt-et-unième siècle. Gide l’avait-il pressenti, lui qui parlait de Corydon, dans une lettre à son confident Henri Ghéon, comme d’un « terrible livre » ? Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit sans aucun doute d’une œuvre capitale dans la trajectoire de l’écrivain, pivot central autour duquel s’organise une grande partie de sa production littéraire, livre de combat s’il en est, produit de sa prise de conscience du poids de la différence, témoignage de la lutte que l’écrivain aura mené sa vie durant contre les injustices sociales quelles qu’elles soient, au point d’y consacrer sa carrière et d’y sacrifier parfois sa réputation, son mariage, certaines de ses amitiés, n’hésitant pas à devenir celui « qui irait au-devant de l’attaque ; qui, sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l’insulte » : en somme « une victime expiatoire prédestinée », « le Christ de l’homosexualité » pour reprendre la formule emphatique de Roger Martin du Gard, l’ami fidèle.

Pour la critique, Corydon offre un cas unique dans l’œuvre du prix Nobel 1947. Alors que la plupart des textes de Gide sont accompagnés d’un ensemble souvent abondant de notes, fragments, manuscrits et jeux d’épreuves corrigées, les documents relatifs à Corydon au sein des fonds de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, où sont conservés la majorité des manuscrits de Gide, présentent des matériaux différents et assez inhabituels, révélant combien processus d’élaboration de Corydon fut long et compliqué pour son auteur et insatisfaisant son aboutissement. Cinq ans avant de mourir, Gide émettait encore dans son journal un jugement ambivalent sur son livre, le considérant d’une part comme « le plus important et le plus serviceable » de ses ouvrages (l’utilisation d’un adjectif anglais révèle encore une fois toute la difficulté de son auteur à cerner son propre livre), c’est-à-dire, ajoute-t-il, de la « plus grande utilité », tout en déplorant d’autre part sa construction et son style : « Sa forme même ne me satisfait plus guère aujourd’hui. »

Prolégomènes

Si l’on songe inévitablement à Paludes et aux Faux-Monnayeurs, ce procédé laisse surtout entendre que le plaidoyer gidien en faveur de l’homosexualité est en fait inachevé, l’auteur en étant resté à ses prolégomènes.

Un des aspects les plus curieux du livre, et éminemment gidien, demeure le fait qu’il soit entièrement constitué d’un dialogue sur le livre que le lecteur est sensé lire un jour et dont ce dernier ne lira en fait que la discussion le concernant (soit le livre qu’il a entre les mains), nouvelle illustration de mise en abyme du processus d’élaboration de l’écriture à laquelle Gide a si souvent eu recours tout au long de sa carrière d’écrivain, de Paludes jusqu’aux Faux-monnayeurs, et qui demeure pour les lecteurs contemporains la marque de fabrique de Gide. Tout au long des quatre dialogues qui composent ce symposium moderne, Corydon et son interlocuteur évoquent en effet dans le détail un livre dont toutes les composantes ont été longuement pesées et élaborées – jusqu’aux moindres éléments du texte : « ce sont deux phrases que je veux épingler en épigraphes » déclare Corydon, par exemple. Il s’agit cependant d’un livre qui reste encore à écrire et que l’on pourrait donc qualifier de virtuel. Ainsi Corydon est-il à la fois un livre achevé (ces interviews imaginaires que nous tenons bel et bien entre les mains) et inachevé, soit un livre à venir (livre idéal ?), texte et métatexte, échappant de la sorte à l’accomplissement et au pouvoir irrévocable et réducteur des mots imprimés sur le papier, work-in-progress refusant d’être figé dans le langage comme l’identité que Gide tente d’appréhender dans le texte avec souvent beaucoup de circonvolutions et de difficultés d’ailleurs, en n’ayant pas toujours recours au vocabulaire le plus heureux. Si l’on songe inévitablement à Paludes et aux Faux-Monnayeurs, ce procédé laisse surtout entendre que le plaidoyer gidien en faveur de l’homosexualité est en fait inachevé, l’auteur en étant resté à ses prolégomènes. C’est ainsi qu’après avoir publié la première version de son livre en mai 1911, Gide se remet au travail dès le mois suivant en vue d’une nouvelle édition, tout aussi confidentielle que la première, qui paraîtra neuf ans plus tard en 1920, la première édition mise dans le commerce ne datant que de 1924.

Dans Si le grain ne meurt, l’écrivain décrit assez bien l’opération consistant à « appeler par leur nom des velléités indistinctes encore et qui m’épouvantaient parce que je n’en discernais pas le contour. » Corydon conserve des traces de cette difficulté à cerner les contours d’une identité homosexuelle et semble se refuser à être figé dans le langage. L’identité homosexuelle semble résister à toute tentative de cristallisation verbale. La prose sinueuse de Gide, ses louvoiements et ses errements, peuvent s’interpréter comme la manifestation d’un processus que les psychologues spécialistes des questions d’identité sexuelle désignent de nos jours sous le nom de fluidité sexuelle, et montrent combien l’univers de la sexualité échappe aux structures du langage parlé et écrit et constitue elle-même un langage qui lui est propre. Cependant certaines traces de cette fluidité, des oscillations de Gide dans son texte, la progression du dialogue entre Corydon et son interlocuteur faite « d’arrêts, de réticences et de détours », reflètent tous assez bien la pensée de Gide de façon plus générale et sa manière de procéder depuis ses débuts dans la plupart de ses autres livres. En ce sens, Corydon demeure plus proche qu’il n’y paraît des œuvres les plus représentatives de Gide, celle où l’écrivain se montre souvent assailli par le doute, disant une chose puis son contraire, pesant le pour et le contre, tentant d’exprimer par le menu détail toute la complexité de l’âme humaine et ce jusque dans ses moindres contradictions. Dans la langue même de Corydon, cette dynamique se trahit souvent par l’utilisation simultanée du futur par le protagoniste (« dans mon livre, je laisserai [ma pensée] tout naturellement découler des prémisses que nous avons tout à l’heure posées ») et du conditionnel présent (« je voudrais dans mon livre, ne recourir à la vertu, qu’en dernier ressort », révélant combien la pensée de son auteur est encore en cours d’élaboration et reste vacillante sur la question de l’identité sexuelle.

Cultiver sa bizarrerie

« — Vous cultivez votre bizarrerie, et, pour n’en être plus honteux, vous vous félicitez de ne vous sentir pas pareil aux autres. »

Dans une enquête consacrée à l’homosexualité en littérature publiée en avril 1926 dans la revue Les Marges, le critique Jean de Gourmont écrivait à propos de Corydon : « C’est contre ce sentiment d’humiliation et de dégoût de soi-même que Corydon, se sentant fort de l’assentiment de ses disciples, a réagi intellectuellement, en transposant cette humiliation en orgueil. » Ce qui pouvait peut-être encore se comprendre comme un défi en 1926, deux années à peine après la publication de la première édition de Corydon mise dans le commerce, apparaît davantage aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, comme une banalité si l’on considère le changement d’attitude de la société vis-à-vis de l’homosexualité. À tel point qu’il est possible de discerner dans le processus décrit par Jean de Gourmont (« la transposition de l’humiliation vécue par les homosexuels en orgueil ») l’embryon de ce qui finira par prendre la forme plus concrète de la gay pride (orgueil ou fierté en anglais) à partir des années 1970. Avec cinquante années d’avance, la remarque de Gourmont à propos de Corydon anticipe ainsi, à son corps défendant bien sûr, une des stratégies auxquelles les homosexuels ont eu recours pour conquérir leur place dans la société, phénomène consistant pour un groupe discriminé à renverser la norme établie pour la réinvestir d’un message positif transgressant cette même norme et permettant à la honte de l’homosexuel, par exemple, de se métamorphoser en fierté, procédé que le narrateur de Corydon, précurseur de la critique du genre décrivait lui-même : « — Vous cultivez votre bizarrerie (terme que l’on pourrait traduire par « queerness » en anglais), et, pour n’en être plus honteux, vous vous félicitez de ne vous sentir pas pareil aux autres. » Ainsi, si l’on en croit le critique des Marges, le Corydon de Gide aurait apporté une pierre à l’édifice qui mettra près d’un siècle à se construire dans l’adversité. Gide ne sera malheureusement pas témoin de l’aboutissement de son combat puisqu’il meurt moins d’une décennie après l’introduction dans le code pénal, par le régime de Vichy, de l’ordonnance rétablissant la sanction pénale de l’acte homosexuel avec un mineur de 18 à 21 ans punissable de trois ans de prison, législation discriminante qui restera en vigueur jusqu’en 1982, soit trente ans après la mort de Gide, date à laquelle la France retirera finalement l’homosexualité de la liste des maladies mentales.

Frédéric CANOVAS