Quatre ans après Les Garçons Sauvages, revenu de son excursion expérimentale et poétique Ultra Pulpe, Bertrand Mandico s’approprie la science-fiction avec une certaine évidence, tant son cinéma bariolé et constitué de chair semblait se diriger tout naturellement vers ce genre.

Sur une planète lointaine, Roxy, adolescente paria, délivre Kate Bush, une criminelle enterrée dans le sable, sans se douter du déchainement de violence qu’elle va provoquer. Tenues pour responsables par les dirigeants de leur village, Roxy et sa mère Zora sont missionnées pour traquer et tuer définitivement la fugitive. After Blue, second opus d’une trilogie basée sur La Divine Comédie de Dante, retrace dans ce voyage initiatique le chemin du poète dans le purgatoire. Cependant, là ou Dante conclut son périple au paradis, l’œuvre de Mandico prend le chemin inverse et aboutira à Conan la barbare (dont le tournage vient de se terminer), sanglante descente dans les cercles de l’enfer. Trois films pour trois genres très différents -l’aventure, la science-fiction et la fantasy – reliés par deux dénominateurs communs : l’esthétique si particulière de Bertrand Mandico d’une part, le voyage forcé des protagonistes d’autre part.

Néanmoins, à rebours des codes scénaristiques des genres empruntés, les personnages de Mandico délaissent bien souvent leur quête au profit d’une découverte sensorielle du monde (qui se confond toujours avec la découverte de la sexualité) : fuir la matérialité de la société permet de rejoindre la nature, aussi étrange soit-elle, et de s’ouvrir à la spiritualité. À ce titre, le récit ésotérique d’After Blue nous rappelle l’étrange parcours du « faux » Jésus de La Montagne Sacrée d’Alejandro Jodorowsky. Et comme les pêcheurs de Jodorowsky, en acceptant de quitter malgré elle une communauté oppressante, Roxy et Zora, s’abandonnent dans une forêt aussi hostile qu’enchantée, délivrées de leurs démons. Finalement, peu importe la traque de Kate Bush, peu importe sa capture, le spectaculaire surgit de l’adaptation (toutes proportions gardées) à une nouvelle terre, source d’une possible réappropriation de soi.

Collages et réappropriations

Le cinéma de Bertrand Mandico, et c’est encore le cas dans After Blue, tient en permanence sur un fil tendu. Le réalisateur possède en effet cette capacité à emmagasiner et digérer un nombre proprement hallucinant de références et d’inspirations cinématographiques sans jamais trahir un univers si personnel. Hormis Walerian Borowczyk et Jean Cocteau, cinéastes-boussoles de Mandico, d’autres metteurs en scènes semblent planer sur After Blue. Du côté de la science-fiction, la voix off introductive rappelle Soleil Vert de Richard Fleischer, qui prend racine dans une même atmosphère, un même sentiment de jugement dernier. Visuellement, l’héritage du Zardoz de John Boorman, qui partage un goût assumé pour le kitsch, est le creuset esthétique de ce Paradis Sale. Dans un genre complètement différent, After Blue emprunte avec gourmandise au western, ses plages de sable se confondant avec le grand désert américain. L’attirail des personnages – revolvers, chevaux et chapeaux larges – conduit à une semblable iconisation, en témoigne l’apparition fascinante de Sternberg (brillamment incarnée par Vimala Pons), tout droit sortie d’un film de Sergio Leone. Plus en profondeur, la nature semble porter une même puissance ambivalente : hostile et mortelle, elle offre les germes d’un futur de tous les possibles, le voyage de Roxy et Zora figurant une nouvelle conquête de l’Ouest.

Appétence des formes nouvelles et des croisements composites

Hors des sentiers battus, l’expérimental Mandico parvient à insuffler dans le genre une âme bien différente, propre à son cinéma, caractérisée par son appétence des formes nouvelles et des croisements composites, d’ordinaire jugés impossibles ou impurs. Au classicisme de John Ford et de Michael Cimino se greffent ainsi les fragments d’autres cinématographies. Notons par exemple une dérive contemplative renvoyant au Stalker de Tarkovski, le jeu des formes et la superposition des images qui rappellent l’animation vertigineuse de Belladona d’Eiichi Yamamoto ou bien encore la folie provocatrice de Kenneth Anger – le générique de fin de After Blue semble tout droit sorti du psychédélisme horrifique de Inauguration of the pleasure dome. Cette digestion de mondes, d’œuvres et d’images donne naissance à une créature difforme, émanation du cinéma de Cronenberg (les poils en plus) et parfaite incarnation des films de Bertrand Mandico.

After Blue fonctionne sur ce savant mélange de références complètement maitrisées et cette superposition surprenante d’images et de thématiques. L’hégémonie féminine qui s’y déploie en fait la suite métaphorique des Garçons Sauvages, l’aboutissement de la transformation physique. Le choix d’un casting quasiment exclusivement féminin (le seul personnage d’apparence masculine étant une sorte d’androïde) permet de renverser les imaginaires du western et de la fantasy, dans lesquels les femmes sont souvent cantonnés au rôle de demoiselles en détresse. Moins inhérente au travail de Mandico, la thématique écologique est abordée par son versant cauchemardesque, le film narrant après tout la chute d’une civilisation. Le titre y fait grandement référence : cet « Après bleu » prend le pas sur le paradis sale, planète ravagée par l’humanité, où le refus de soumission à la technologie est le point de départ d’un possible recommencement. De cette destruction créatrice résultent deux visions opposées sur cette nouvelle terre. Si Zoza, qui a assisté au jugement dernier, lui porte un regard désabusé, Roxy le couve d’un espoir curieux et innocent, puisque c’est le seul monde qu’elle connaîtra. Cette curiosité deviendra le moteur du récit, qui prend son essor dans la libération du personnage de Kate Bush. Choix malheureux, avec lequel, comme avec ses démons, Roxy devra apprendre à vivre. D’une esthétique novatrice surgit finalement un récit aux thématiques universelles : il s’agit de découvrir le monde, d’accepter les erreurs du passé (pour Roxy comme pour la race humaine), et de rétablir le contact avec la mère/terre.

Le paradoxe du paradis ≠ sale

La fabrique cinématographique de Bertrand Mandico se joue des oppositions

After Blue se compose ainsi à partir de dualités permanentes : Roxy et Zora, le monde des morts et des vivants, un nouveau paradis parasité par un ancien enfer, dont les fusils fabriqués par des marques de luxe sont les oripeaux. La fabrique cinématographique de Bertrand Mandico se joue de ses oppositions, opérant une scission formelle entre sons et images, Tandis que l’image, artisanale, est libérée des artifices de la post-production (tout ce qui apparaît à l’écran résulte de la prise de vue), l’univers sonore est complètement remanié, les voix sont réenregistrées, ce qui explique la tonalité spatiale des dialogues, proche du travail de doublage du cinéma italien des années 70, notamment celui de Dario Argento. Ainsi, After Blue apparaît comme le résultat d’un assemblage de deux films : le premier est en prise directe avec un réel coloré flamboyant, le second le trafique et le fait muter. Un cinéma-chimère dont le mot d’ordre, dans ses thématiques comme dans sa fabrication, serait le collage.

Un mot sur l’utilisation de la musique par Mandico : planante dans Les Garçons Sauvages, elle semble prendre complètement son envol dans After Blue, transcendant à merveille l’onirisme de ce monde étrange. Elle résulte de la collaboration du cinéaste avec le compositeur Pierre Desprats, qui a choisi d’écrire en même temps que le tournage du film. À trois reprises, Mandico s’écartera de ses compositions, notamment lors du mémorable générique de fin, bercé par le groupe Kompromat et son morceau Le goût des cendres. Le titre renvoie parfaitement à l’univers d’After Blue, qui a le goût de cendres de la grande poésie cataclysmique.

  • After Blue (Paradis Sale), un film de Bertrand Mandico, avec Elina Löwensohn, Paula Luna, Vimala Pons, en salles le 16 février 2022