Aide-soignante issue d’une famille ouvrière désunie, peu éprise d’un compagnon immature, Anaëlle, la vingtaine, se cherche dans les bras d’amants fugaces, jouisseurs. Son travail en EHPAD ne la satisfaisant pas, la jeune femme se tourne vers l’assistance sexuelle… Telle est, dans les grandes lignes, l’intrigue de La Viveuse, roman publié chez l’audacieux Léo Scheer. Comme souvent,  Patricot parle d’un sujet tabou, jusque là peu abordé dans la fiction (évoquons malgré le film américain The Sessions de Ben Lewin), ou alors en filigrane.

Itinéraire d’une enfant perdue

Pourvue d’un physique avenant, mais manquant cruellement de confiance en elle, Anaëlle correspond assez à ce que l’auteur appelle lui-même une petite blanche, soit ces Français de souche, ou d’origine européenne de la classe moyenne pauvre (relire à ce propos l’essai Les petits blancs publié aux éditions Plein Jour en 2013). Effectuant un job ingrat, la jeune femme trouve momentanément consolation auprès d’un bourgeois libertin ou encore auprès de Pauline, une amie catholique à l’abri du besoin. La rencontre avec un jeune paraplégique, croisé à la Japan Expo, brise la routine d’une existence morne, sans surprise ni passion amoureuse. Saisie d’un trouble nouveau, et attirée par l’élégant et riche Christian, Anaëlle noue une étrange relation basée sur le plaisir, et sur une forme de domination d’abord non vénale, puis tarifée. Lassée par son job, et confrontée au cancer de son père, homme lui aussi immature, Anaëlle finit par se faire payer tout en se formant au sein d’un centre de formation associatif. Les prestations s’enchaînent sous la direction de Matthieu, aide-soignant désabusé, souteneur improvisé. Anaëlle se fait payer de plus en plus cher, jusqu’à repousser ses propres limites, jusqu’à se mépriser, avant de fuir avec Christian en une aventure désespérée. Trahie par Pauline, en rupture avec son propre père, malade et choqué, la professionnelle finit par trouver sa voie, et tourne le dos au passé, comme s’il s’agissait d’une parenthèse, d’une phase.

Un roman naturaliste

  Le roman prend aussi une valeur documentaire, dans la mesure où Aymeric Patricot parle du « métier », encore non reconnu en France d’assistant(e)-sexuel(le).

On est d’emblée frappé par la crudité du propos. Comme chez Houellebecq, animal abandonné, perdu sur une autoroute (p. 262) évoqué au détour d’une page, les scènes physiques sont décrites avec une précision chirurgicale, faisant du lecteur un quasi voyeur. Sans user d’artifices particuliers, Anaëlle parvient à user de manœuvres diverses pour amener les handicapés à découvrir les plaisirs charnels, se réapproprier leur propre corps, et donner forme à leurs désirs. Contrainte de redéfinir, à chaque nouveau client/patient, un type de rapport singulier en accord avec le handicap, Annaëlle prodigue souvent, et peut-être d’abord, de l’affection, choyant des corps, ou parfois des esprits, diminués, des êtres en souffrance parfois rejetés par leurs proches, en situation d’abandon (p. 282). On pourrait parfois parler de naturalisme, tant les prestations, ou tout simplement les rapports d’Anaëlle sont dépeints avec vérité, de manière presque technique, scénaristique : Elle ondulait maintenant des yeux au-dessus du visage, exhibant sa poitrine au plus près des yeux. Ce qu’elle voyait au-dessous d’elle était un corps à peine animé, dilué par la faiblesse (p. 146).

   Le roman prend aussi une valeur documentaire, dans la mesure où Aymeric Patricot parle du « métier », encore non reconnu en France d’assistant(e)-sexuel(le). Le novice découvre ainsi un emploi aux contours flous, non défini juridiquement : La France était en retard par rapport à d’autres pays pour la prise en compte de cette activité. Considérée comme de la simple prostitution, elle n’était pas interdite mais soumise à des mesures vexatoires – les client pouvaient être sanctionnés, par exemple (p. 80). Bien documenté, l’écrivain explore, par le truchement de la fiction, une activité encore taboue, plus ou moins encadrée, attirant des gens aux profils variés, parfois mus par l’appât du gain, parfois animés par un sentiment de charité, d’empathie, à l’instar de Flore, femme au regard un peu triste (p. 96), très seule, et qui considère les handicapés comme des frères de destin (p. 97).

… et sociologique

   Venue, comme nous l’avons dit, d’un milieu relativement pauvre, victime de l’éclatement du foyer (p. 128), Anaëlle fréquente toutefois la riche Pauline, tout en restant aide-soignante. Socialement infériorisée, mais plus à l’aise avec son corps, avec sa sexualité, que ne pourrait l’être son amie, Annaëlle entre par intrusion dans les beaux-quartiers (p. 231), dans ces demeures cossues où elle officie en tant que servante, maîtresse des plaisirs, prenant de l’ascendant sur des infirmes fortunés. On est ainsi frappé par l’attention toute réaliste portée aux décors, et plus particulièrement aux peintures (littéraires) de maisons, autant de représentations d’une abondance malheureuse, ne protégeant ni de la mort, ni surtout de la décrépitude physique qui frappe des fils de famille en manque de tendresse. Consciente de cette différence de statut, méprisée par Pauline, et par certaines familles qui ne voient en elle qu’une pute, une videuse, Annaëlle accepte son sort et s’habille en conséquence, évitant les tenues affriolantes trop marquées. Animée, au départ, par des sentiments ambivalents à la fois charitables et maternels, mais blessée par le dédain qu’elle recueille, la jeune femme devient cynique, désirant faire cracher le bourgeois au bassinet, et monnayant ses prestations au prix fort. Peut-on parler de revanche de classe ? La question reste ouverte. L’héroïne, qui travaille beaucoup pour payer de bons soins à un père cancéreux, se venge peut-être inconsciemment.

La maman et la putain

… Car les motivations profondes d’Annaëlle demeurent floues. Si la vénalité ne fait plus de doute puisqu’il faut financer le séjour en clinique, l’assistante paraît aussi pleine d’abnégation, dépassant un dégoût inné pour soulager des malheureux, frustrés, souffrants. Dépourvue de toute formation religieuse, écœurée par le catholicisme frelaté, jugeant, de Pauline, Anaëlle s’apparente pourtant à une martyre laïque. L’attitude de Madame Amparat, mère de son semi-amant Christian, et qui ne voit en elle qu’une fille intéressée, la meurtrit, et l’incite justement à se professionnaliser : Elle se demandait si son rôle était celui d’une sainte, d’une perverse ou d’une prostituée (p. 167). Dévouée jusqu’au bout, Annaëlle pratique aussi pour sauver un père pourtant condamné, et relativement ingrat, condamnant l’activité même d’une fille aimante.

  Peut-on pour autant parler de sainteté ? Anaëlle se sent émoustillée au contact de ses clients, ou de ses patients (le statut restant flou). Aviveuse avivée par les handicapés, Annaëlle est aussi et d’abord une viveuse, une jouisseuse honteuse, tératophile (attirée par les monstres, les être difformes) inavouée. Ainsi va-t-elle parfois jusqu’à la pénétration, animée par des sentiments doubles, mêlant répulsion et désir, jusqu’à atteindre des folies d’excitation qui lui faisaient honte (p. 281). D’ailleurs l’auteur cite Crash !, où J.C. Ballard met en scène des pervers qui provoquent des accidents de la route, et se délectent de corps mutilés. Séduite par l’infirmité, Anaëlle prend peut-être plaisir à dominer ainsi des êtres diminués, entièrement sous sa coupe.

Roman documentaire, roman d’initiation et roman sentimental , La Viveuse est d’abord un roman vrai, une mise à nu de fantasmes inavouables, une catharsis.

  Mais Anaëlle est aussi une sentimentale, très attachée à Mauricette, vieille dame atteinte d’Alzheimer à laquelle elle offre des poupées, et avec laquelle elle passe trop de temps (selon sa supérieure), à l’EHPAD. Elle aussi malade, Mauricette voit en Anaëlle une fille de substitution, et s’émeut de la voir partir. De même, l’amour qu’elle porte à Christian semble sincère, et dépasse le simple attrait sexuel. Fascinée par la culture et la délicatesse du jeune homme, Anaëlle se perd en une fugue éperdue en bord de mer, quitte à perdre un job qui de toute façon l’ennuie. Ce faisant, et par-delà l’intérêt documentaire cette histoire tendre et douce (selon Flore Cherry interrogée par Brigitte Lahaie chez Sud Radio) s’apparente à un conte romantique, servi par une plume parfois lyrique : Jamais elle n’avait encore senti Christian de cette façon : ça n’était pas un contact de tendresse ni de sensualité, tout juste deux corps abouchés l’un à l’autre, serrés par l’effort, contractés par l’air marin, lancés vers un horizon de sensations qui les impressionnait. Anaëlle croyait serrer un enfant, comme une mère après le bain. L’intimité se faisait essentielle (…) Anaëlle (…) était heureuse : la douleur diffusait par endroits comme la preuve qu’ils s’aimaient et que leurs personnes fouillaient l’une vers l’autre (p. 267).

  Comme souvent, Aymeric Patricot semble s’attacher à dire la vérité, ou, à tout le moins, à explorer certaines zones d’ombre, quitte à choquer. Roman documentaire, roman d’initiation et roman sentimental au titre polysémique, La Viveuse est d’abord un roman vrai, une mise à nu de fantasmes inavouables, une catharsis. Par-delà, la troublante héroïne, triplement vénale, perverse, et sentimentale, demeure profondément attachante par sa fragilité même.

Bibliorgaphie :

Patricot, Aymeric, La viveuse, Léo Scheer, février 2022.