Souriez, ou vous êtes virés. Cassandre est hôtesse de l’air dans une compagnie low-cost et se débat comme elle peut dans une existence faite d’aérogares, de lieux touristiques sans âme et de soirées arrosées. Rien à foutre est le portrait d’une jeune femme qui s’envole pour s’oublier, et masque ses fêlures sous un sourire forcé.

Elles sont jeunes, élégantes, et viennent des quatre coins du monde pour sourire face à des hordes de touristes hagards et indifférents. Cassandre (Adèle Exarchopoulos) est l’une d’entre elles. Son métier : accueillir les passagers durant les vols, et surtout vendre le plus possible de parfums, bouteilles d’alcool et autres babioles futiles, rendues attractives par l’étiquette duty-free. Dans Rien à foutre, présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre mettent en scène le quotidien de ces hôtesses de l’air qui cachent derrière le vernis d’exotisme de leur métier un malaise profond. Mais loin de se limiter à un pur documentaire en immersion professionnelle, ce film tend un miroir peu flatteur à notre société contemporaine qui se repaît d’une hypocrisie à peine voilée et d’une exploitation sans vergogne de ces travailleurs souvent ravalés au rang de « beaux objets », devant inciter à une consommation toujours plus effrénée. En témoigne la dérangeante scène d’audition des candidats, où le requisit premier est de savoir figer un large sourire durant plus de trente secondes.

Rien d’humain ne semble émaner de ce monde hors-sol – au double sens du terme – des compagnies aériennes et des vols à bas coût. De manière révélatrice, le personnage de Cassandre se retrouve souvent isolé dans un cadre serré au plus près du visage, face à des supérieurs hiérarchiques qui n’apparaissent jamais à l’écran, et n’existent que par des voix métalliques et désincarnées. Quand elle n’est pas dans les airs, Cassandre passe son temps sur des applications de rencontres, faisant défiler d’un geste mécanique différentes photos d’hommes dont la fonction est de rendre possible la consommation rapide d’une relation sexuelle. Toujours à l’étranger, Cassandre s’exprime régulièrement dans un anglais rudimentaire, symbole d’une perte totale de repères et d’ancrage linguistique. Elle a beau traverser trois pays différents en une seule journée, elle ne rencontre que des lieux sans âme. Vidée de tout, elle glisse sur la vie, à l’image de sa position dans le cadre : tantôt portée par un tapis mécanique, tantôt aux commandes d’une trottinette électrique, elle ne touche, pour ainsi dire, jamais le sol.

Les orages refoulés

Rien n’est sincère, c’est-à-dire humain, dans ce que vit Cassandre

Mais Rien à foutre dépasse rapidement la mise en scène d’un monde désincarné et obsédé par la rentabilité pour s’affirmer comme le tableau désenchanté d’une jeunesse contemporaine, cherchant désespérément sa place dans un monde toujours plus indéchiffrable. La vie coupée de tout que mène Cassandre est en réalité le symptôme d’une détresse profonde face à l’impossibilité de construire une quelconque relation humaine. Rien n’est sincère, c’est-à-dire humain, dans ce que vit Cassandre : elle boit et fait la fête pour se donner l’illusion d’une joie qu’elle fabrique de toutes pièces. « J’ai envie d’être joyeux », dit un de ses collègues lors d’une soirée en boîte de nuit – « Mais non, c’est la drogue », lui réplique-t-elle. La moindre parcelle de joie ou de plaisir ne saurait être spontanée et véridique.

Portrait d’une humanité enfuie et malmenée, Rien à foutre s’émancipe peu à peu de la dénonciation sociale pour se resserrer plus précisément autour du personnage de Cassandre, afin d’en faire tomber le masque et d’en exhiber les fêlures psychologiques. C’est ainsi que, dans une seconde partie, le film change de rythme et de décor pour laisser affleurer une dimension plus intime. Par une subtile ironie, Cassandre est rattrapée par ses démons personnels à l’occasion d’un appel de son opérateur téléphonique, lui proposant un changement de forfait. Or, pour ce faire, est nécessaire l’accord de sa mère, titulaire du compte. L’on comprend alors que Cassandre a perdu cette dernière dans un sordide accident de la route, et que cette perte jamais acceptée par la jeune fille l’a fait choisir ce métier où l’on n’est jamais chez soi – manière de fuir à tout prix une réalité insupportable.

Cette seconde partie du film dévoile en ce sens toute la complexité du personnage central – magnifique et bouleversante Adèle Exarchopoulos – et justifie peut-être à rebours le titre provocateur du long-métrage. « Rien à foutre », affirmé comme une bravade, peut s’entendre comme la métaphore de l’attitude de Cassandre face à la vie ; mais pris autrement, ce titre révèle ironiquement la posture que tente désespérément d’adopter le personnage principal. Face aux désillusions professionnelles et aux blessures intimes, Cassandre voudrait clamer qu’elle n’en a « rien à foutre », c’est pourtant ce qu’elle ne parvient pas à faire. Dès lors, la première partie du film s’éclaire à l’aune de la seconde, et la dénonciation des conditions de travail inhumaines résonne d’un sens nouveau : noyée dans le travail et malmenée par une hiérarchie aux exigences absurdes, Cassandre ne cherche qu’à creuser le plus de distance entre elle et son ancrage familial.

Une « morale modeste »

Certes, cette construction du film selon deux parties nettement distinctes nuit en un sens à la fluidité scénaristique, dans la mesure où le tempo marque le pas et où quelques longueurs s’installent. Mais par le portrait presque « naturaliste » de la vie de Cassandre et de sa famille, émergent une sensibilité et une tendresse qui font ressortir par contrecoup l’inhumanité du milieu professionnel. Emmanuel Marre et Julie Lecoustre filment leurs acteurs – majoritairement non-professionnels – avec une distance qui fait naître une certaine spontanéité, comme dans cette scène où Cassandre et sa sœur demandent à leur père comment il a rencontré leur mère. Filmées en plans fixes, ces scènes de dialogue libre entre les membres de la famille rappellent parfois le cinéma de Pialat, qui aimait laisser tourner la caméra durant des heures pour capturer les échanges les plus immédiats entre les comédiens.

Mettre en scène sans juger, telle est sans doute la vertu morale de Rien à foutre

Ni pamphlet dénonciateur, ni tableau cynique d’une jeunesse désabusée, Rien à foutre trouve sa dimension morale dans la faculté d’accompagner son personnage principal au fil de ses joies précaires et de ses blessures intimes. À ce titre, si le film renonce à suivre une trame scénaristique stricte, c’est précisément pour assumer une construction en succession libre de « moments » ou de « scènes » qui laissent toute la place aux personnages. La morale du film est par conséquent une morale « modeste », pour reprendre le mot de Serge Daney à propos de Ginger et Fred de Fellini (cf. Ciné-journal, t. II, p. 244). En suivant Daney, il s’agit ainsi d’« être là au moment où ce sera trop dur pour les personnages, quand ils tomberont de haut ». Mettre en scène sans juger, telle est sans doute la vertu morale de Rien à foutre. Et en ce sens, le film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre épouse nécessairement la réalité peu reluisante du métier de Cassandre. Mais là est sa force réellement politique: assumer la réalité sociale délétère sans se satisfaire d’un pur constat désabusé, ni se vautrer dans la satire cynique d’un monde haï.

Il y a quelques années, Stéphane Delorme avait dénoncé dans un édito des Cahiers du Cinéma le « vide politique » du cinéma français (cf. Cahiers du Cinéma n°714, septembre 2015). Il s’étonnait de l’incapacité de la fiction à rendre compte des nouveaux rapports de la vie au monde, pollués par une peur de l’altérité et une obsession de la rentabilité financière. Si le cinéma peut accomplir une fonction sociale et politique, elle réside dans sa capacité à mettre en scène le réel pour en faire émerger les aspérités et les contradictions. Peut-être Rien à foutre comble-t-il modestement le vide politique du cinéma français en offrant une prise sur le réel selon une rigueur de mise en scène. Il accompagne son personnage, tantôt à la juste distance d’une spontanéité retrouvée, tantôt en saisissant au plus près les émotions affleurant sur les visages des acteurs. Si la morale de ce film est « modeste », c’est qu’elle n’a d’autre prétention que celle d’accompagner les personnages et de les laisser vivre, comme pour tenter de les rendre à une humanité certes fragile, mais toujours présente.

  • Rien à foutre, un film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin, en salles le 2 mars 2022.