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« Il a quatre laquais. »

Pascal, Pensées

L’affaire est désormais connue, choux gras et autres brosses à reluire, colères des secteurs concernés et mains allègrement frottées des actionnaires : Vincent Bolloré achète et achète à tout va. S’il semble que l’indécence d’acquisitions multiples dans la presse comme dans l’édition émeut partout mais n’arrête plus personne, Zone Critique revient aujourd’hui sur le sujet, dans la lignée du mouvement contestataire et critique qui tente, malgré tout, de répondre à la volonté de racheter Hachette par le groupe Bolloré : le collectif StopBolloré, mettant en lumière les ramifications désastreuses pour le secteur de l’édition, plus globalement pour le milieu intellectuel. 

« L’Empereur S’amuse » (Victor Hugo)

On se situe davantage du côté de la colonisation culturelle, de la captation lente  de tout un secteur ; captation non pas portée par une infatigable soif de création mais impliquéedans une logique de conquête intellectuelle.

Il nous a semblé opportun d’exposer aujourd’hui ce qui peut se jouer, tant pour le livre que pour la pensée, d’un mouvement de concentration éditoriale aux mains d’un groupe puissant, dont les intérêts économiques priment sans aucun doute sur ceux du secteur culturel. C’est bien d’ailleurs pour interroger ce phénomène que le dit grand patron bolloréen était reçu le 19 janvier 2022 et auditionné par la commission d’enquête du Sénat, commission sobrement intitulée « Concentration des médias en France ». Et son Président, également Président de la commission de la culture, Laurent Lafon, sénateur du Val-de-Marne, ne s’y trompait pas lorsque d’un lapsus visant à évoquer « l’ampleur » des activités de Vincent Bolloré prononçait « l’empereur ». Et nul n’ignore le vice d’ingérence comme l’appétit interminable propres aux pratiques expansionnistes qui rachètent tous azimuts. Car, oui, ce qu’implicitement rappelle Laurent Lafon en peignant un « interventionnisme assumé » et un « management directif », relève bien de la dimension conquérante et impérialiste à l’oeuvre dans le développement économique défendu par Vincent Bolloré : bien loin d’un soft power à la française – puisqu’il dépasse et excède cette pratique en se faisant agressif et prédateur – , on se situe davantage du côté de la colonisation culturelle, de la captation lente  de tout un secteur ; captation non pas portée par une infatigable soif de création mais impliquée dans une logique de conquête intellectuelle. Là où s’ouvre la bataille culturelle. Puisque, comme le précise le collectif StopBolloré : il « possédera bientôt plus de 70 % des livres scolaires, la moitié des livres de poche, une centaine de maisons d’édition, avec un quasi-monopole sur la distribution des livres. »

A croire que les paradoxes du capitalisme sont trop gros, voire grossiers, pour être vus. Là où la liberté d’entreprendre aurait pour heureuse finalité de multiplier les possibles, elle se révèle véritable main-mise ordonnée d’un pouvoir monopolistique. L’aurore bolloréale et ses tentations insatiables cheminent plus largement vers les matins bruns où s’affirme une binarisation infondée, simpliste et féodalisée de la pensée, où le ventre mou de la bête se goinfre à l’envi, trou noir, de ceux qu’il s’apprête à écraser. Puisque l’enjeu – la menace – demeure bien un nivellement de la pensée par la raréfaction des alternatives, ou le fameux no alternative rappelé par Rancière dans son dernier ouvrage aux éditions de La Fabrique comme prétexte à une construction du consensus.

« Impuissant à s’énoncer, à énoncer » (Roland Barthes)

Et l’art de jouir du débat pour ouvrir à une pensée de la différance ne saurait résister à la mort des contrariétés et des contradictions. Ou pour l’énoncer plus clairement, le projet monopolistique, par essence, s’oppose à la pluralité.

Effectivement, la perspective de concentration et monopolistique, en dehors même de la violence d’étouffement économique qu’elle fait peser sur les brillants audacieux et résistants du secteur culturel que sont les auteurs, les éditeurs et j’en passe, engage aussi à un lissage des différences et des débats, à un refus de l’aspérité et de l’altérité dans une rhétorique du plus grand nombre et du plus gros, à même de détruire un riche spectre de pensée fait de pensées ouvertes, de questions sans réponse et de dialectique. Elle poursuit l’œuvre de la société du spectacle et désabuse tout geste socratique, dans sa dimension maïeutique. Et l’art de jouir du débat pour ouvrir à une pensée de la différance ne saurait résister à la mort des contrariétés et des contradictions. Ou pour l’énoncer plus clairement, le projet monopolistique, par essence, s’oppose à la pluralité. Pluralité de la presse, cela est une évidence capitale et la secousse des médias en témoigne. Pluralité du monde de l’édition et de ses potentialités de promouvoir une création plurielle et libre, qui échappe à la construction d’un consensus et bien plus encore affirme le primat de l’art sur le marché. Affirme le primat d’une logique qui échapperait à la recherche de la rentabilité.

Et le glissement faussement heureux de la main faussement invisible à la main autoritaire et de fer ne saurait plus s’ignorer dans la mesure où il acte une position culturelle claire, une perspective économique évidente, et des intérêts privés manifestes. 

Ce qui se joue renvoie avec une redoutable efficacité à l’opposition manifeste définie chez Ossola entre une recherche de la rentabilité et de l’accumulation et la recherche d’un équilibre entre survie financière et audace créatrice. Si l’entreprise monopoliste et impérialiste relève d’une éthique de la prise – partition élaborée par Barthes, nous l’écrivions déjà au sujet du En pure perte – il s’agit d’une prise dangereuse et progressive sur un monde culturel appauvri, démuni et désolé tant par les soubresauts néo-libéraux d’un monde politique aux abois que par les indécisions soumises à la pandémie. Et ceux-là mêmes qui déjà rêvent au grand ministère de l’Education Nationale-Enseignement Supérieur-Culture semblent parfaitement avoir compris les enjeux d’une main mise du privé, en dehors d’un rôle de mécénat et de la distillation d’une pratique du rentable et du capitalisable, sur des secteurs qui échappent par principe et jusque dans leur âme à la logique absolument marchande. Là pour l’enjeu des manuels scolaires, des livres de poche ou des œuvres imposées aux lycéens. Ici pour la pluralité heureuse d’une création littéraire qui, soumise à la précarité statutaire et économique, ne saurait abandonner la lutte d’une pulsion d’écrire. Et le glissement faussement heureux de la main faussement invisible à la main autoritaire et de fer ne saurait plus s’ignorer dans la mesure où il acte une position culturelle claire, une perspective économique évidente, et des intérêts privés manifestes.

« D’où l’absence de rigueur et de dignité des larves parmi lesquelles nous vivons » (Giorgio Agamben)

Car il ne faut pas s’y tromper : nier la diversité du monde éditorial revient à réduire l’espace des possibles, à amenuiser la fragile portée médiatique des acteurs, à concentrer les perspectives vers des objectifs singulièrement autres. Et la concentration a pour conséquence qu’elle centre les cons en leur laissant tous les droits – balle au centre – et qu’elle se constitue en système, c’est-à-dire qu’elle trouve en son sein propre matière à se légitimer sans cesse, à se renouveler et à se présenter comme horizon, définition, norme. On sait combien ce qui s’affirme ainsi ne le fait que par l’exclusion, la mise au ban et le tri, au gré d’un « interventionnisme assumé ». Et concourt à ce risque permanent de la sensure, que l’on doit au sublime et grand poète Bernard Noël, cette étrange manœuvre de la pensée qui cherche à imposer l’univocité d’un sens donné et construit comme seul horizon, pour en purger toutes les paroles séditieuses.

Dès lors, c’est bien une mise à mort de la pluralité qui se joue, là où, à l’inverse, il faudrait refuser l’unicité et refuser la systématicité. Il faut œuvrer à l’éloge permanent d’une multiplicité, contre la concentration et l’uniformisation. Éloge permanent d’un geste qui ne saurait être sacrifié sur l’autel du monopole. Parce que l’écriture, la littérature, dans son refus de l’univoque, est civilisatrice, écho et reflet de la cité ; elle demeure le fil toujours fragile mais construit dans la multitude de dissonances heureuses, d’aspérités lumineuses. Aussi, contre la consécration d’une fabrique d’un consensus, fruit et terreau du prêt-à-penser, contre une désillusion d’un geste du penser autre, il est plus que temps d’affirmer et de rappeler la pluralité des mondes comme une voie de la différence dans son mouvement de rencontre, comme une jouissance de l’autre, du divergent qui cimente, de sa propre différence du monde, mouvement du tous-différencié et sursaut d’un contemporain actif et pensé.