Zone Critique revient aujourd’hui sur la figure de Julien Green, croisant la publication récente de ses journaux et une lecture transversale de son oeuvre, dans le cadre du dossier dominical consacré aux écritures de l’homosexualité masculine.

Nul n’entre dans l’œuvre de Julien Green pour y étudier la question sensuelle sans une certaine prudence. Non que le sujet soit absent ou même dissimulé : il est peu de romans qui ne soient des cauchemars d’amour, des destins affectifs contrariés, des drames ou même des sacrifices… le sujet est partout et souvent passionnel. Ce n’est pas non plus la matière documentaire qui manque : un immense journal, réédité chez Robert Laffont en 2019, trois volumes d’autobiographie, une œuvre romanesque et théâtrale assez complète – laquelle tourne fixement autour de plusieurs thèmes assez somptueux. Ceux-là ont su donner à l’auteur une image et une identité particulière : le Sud mythifié, le relation franco-américaine, le confinement affectif des vieilles aristocraties, la hantise de la chair, la maladie d’amour et puis, ce qui nous occupe, un présumé refoulement homosexuel.

Élevé comme il le fut, et comme on pouvait alors élever les chrétiens – que des prêtres faisaient pousser loin de l’air libre comme des cornichons dans les bocaux- il est probable qu’il ait attendu avant de pouvoir copuler loin des regards indiscrets. Reste le regard de Dieu : celui duquel on ne peut se cacher.

Green fut catholique et homosexuel pratiquant. Les deux allégeances ne s’accordent pas toujours très bien. C’était déjà dans Saint-Mathieu : on ne peut ici-bas contenter qu’un seul maître. Et Saint Paul après lui a spécifiquement défendu le fruit interdit. Si ses penchants sexuels nous sont connus, nous savons aussi par ses écrits personnels qu’ils ne furent pas de tout repos. Green fut surpris sous sa couette en train de se toucher le membre à l’âge de 6 ans par sa mère ; qui lui aurait couru après avec un couteau pour être certaine qu’il ne recommence plus. Élevé comme il le fut, et comme on pouvait alors élever les chrétiens – que des prêtres faisaient pousser loin de l’air libre comme des cornichons dans les bocaux- il est probable qu’il ait attendu avant de pouvoir copuler loin des regards indiscrets. Reste le regard de Dieu : celui duquel on ne peut se cacher. Au mystère chrétien, répond chez Green une suite de mystères romanesques. Ses personnages sont corsetés par des interdits, des secrets et des non-dits ; beaucoup sont d’ordre sexuels ou affectifs. Une inavouable passion amoureuse amorce l’intrigue du roman greenien- qui repose toute entière sur l’impossible et souvent dramatique aveu. Tous ses personnages portent en eux un feu qui brûle plus qu’il n’éclaire – et interdit en tout cas de déclarer sa flamme. Ils possèdent et manifestent aussi une certaine grâce qui les grandit – et contredit aussi le décor compassé, petit-bourgeois et médiocre de leur enfermement névrotique – lequel ressemble à un super confinement : sexuel, sensuel, affectif et intérieur. Est-ce la foi ou l’amour qui sauve ? Green ne répond que rarement et, chez ses personnages, ne sauve de toute façon pas grand-chose. Au bonheur comme au ciel, il y aura peu d’élus.

Stratégies du non-dit

Sud, chef d’œuvre théâtral, indique par son titre et la contribution de l’auteur au mythe du Vieux Sud américain, un drame historique. C’est en vérité un capitaine foudroyé par la beauté d’un comparse officier alors que les confédérés se préparent à attaquer Fort Stumper et effectivement déclencher la guerre de Sécession. Refoulées par sa constitution fédérale, les passions américaines ne sont pas seulement politiques. A l’aube de la guerre, le lieutenant Wiczewski rencontre un jeune homme dont l’apparition lui révèle la nature de son désir – qu’il ignorait. Cette révélation, s’il en prend conscience, ne le désinhibe pourtant pas ; il est résolu à fuir sa passion, dans le mariage, dans la guerre n’importe où. En vain, convaincant l’atavisme, il défie en duel Ian McClure et se laisse tuer.

Tout un monde intérieur bouillonne déjà avec Adrienne Mesurat, premier roman de Green. Des névroses familiales se découvrent très progressivement au lecteur : trois filles mangent à heure fixe, s’assoient à heure fixe, regardent la fenêtre à heure fixe, végètent à heure fixe sous la tutelle ombrageuse de leur père. Vieilles filles, leurs destins semblent contrariés même si leur quotidien reste entretenu par le capital et la rancœur. Même le regard que l’on porte sur le monde est entravé par l’interdit : « je parierais qu’il a été officier. Adrienne devint rouge. Il lui semblait que pour rien au monde elle ne pouvait avouer la profession qu’avait exercée son père. » L’objet du désir n’est pas toujours nommé ; plutôt évoqué de manière indirecte. L’auteur a recours à des stratégies narratives qui lui sont propres : ellipses, périphrases, non-dits … quand ce ne sont pas de nombreuses digressions qui en retardant l’aveu, alourdissent parfois le style.

Ces non-dits ou ces indicibles, ce fut pour le romancier un style. Ce fut aussi pour l’auteur diariste une loi morale. Le premier journal dans sa réédition s’ouvre sur une de ces promesses qui – littéraires ou politiques -n’engagent jamais que ceux qui les reçoivent : « 22 novembre. Je commence aujourd’hui un journal quelque peu différent de celui entrepris dernièrement. Je compte dans celui-ci me préoccuper uniquement de ma vie spirituelle, ne parler du monde extérieur qu’en ce qu’il a d’influence directe sur les développements de ma pensée. »

« c’est absurde, mais c’est cela. »

Or Green nous avait caché bien des choses. Le lecteur se souvient de ses personnages aux désirs chastes, de ses châteaux en Espagne sexuels ou sentimentaux contrariés, de ses minauderies et de ses longues chroniques sur la guerre que se livrent le corps et l’esprit – où ce dernier, comme le demandait Saint Paul, s’acharne longtemps à résister. C’est aussi une personne altière qui cultivait son maintien. Sans forcer le trait de sa figure, ni ceux de son personnage, on découvrait dans ses entretiens télévisés et radiophoniques un homme aux allures et aux manières délicieuses. Il avait aussi une gueule. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais le soupçon d’une impudeur ni bien sûr une remarque déplacée. A ce titre, l’homme ressemble à son œuvre quand il ne l’exagère pas un peu.

L’auteur se gave : au Trocadéro, chez les particuliers, sur les bergères et les canapés, dans la rue ou dans les pissotières, à Rome, avec des Allemands, des prostitués, des maghrébins… Green baise partout.

Non expurgé, la première édition de son fameux journal serait venue contredire l’image qu’il avait voulu laisser. Moult cochonneries, pornographiques parfois ; la révélation d’une vie sexuelle frénétique et explicite, parfaitement assumée en tout cas… beaucoup de commentateurs ont alors pensé que sa retenue n’était qu’une posture – ou un artifice littéraire. Après l’effort spirituel, le réconfort sensuel, ou comme le dit l’auteur : « après la disette, la satiété. J’ai tellement souffert de la privation sexuelle dans ma prime jeunesse que je voulais mourir. A présent tout ce dont je rêvais m’est offert ». L’auteur se gave : au Trocadéro, chez les particuliers, sur les bergères et les canapés, dans la rue ou dans les pissotières, à Rome, avec des Allemands, des prostitués, des maghrébins… Green baise partout. Fréquentant les bordels de Savannah, on retrouve parfois le sudiste : « le nègre me répugne un peu ». La pornographie n’est pas loin : « espérons qu’il me sucera bien, sa bouche est des plus adroites. J’en conviens, mais par son trou du cul que je voudrais me faire sucer la pine ». Parti de là, la religion n’est plus tellement observée – comme ses interdits moraux. Il va voir Mauriac – le pape des auteurs chrétiens à qui il succédera à l’académie et l’interroge : « le garçon boucher qui éclate de santé doit mener la vie sexuelle de l’ascète parce qu’il aime l’homme plutôt que la femme ? » Mauriac répond : « c’est absurde, mais c’est cela. »

Une figure altière

La beauté est obsédante : celle des garçons, celle des chants ou des édifices religieux, celles des sentiments moraux et des actions de gloire. Celle du verbe fait chair : « les hommes de la Renaissance pensaient n’exhumer que des statues grecques ou romaines. Ce qu’ils exhumaient en réalité c’était le corps humain que le Moyen âge avait voulu enfouir à force de prières et de mortifications. » Celle d’une civilisation aussi que Green, en romancier du vieux sud mythifié, serait coupable d’avoir un peu trop aimé.

«  […] L’autre jour, sur la route, un très beau garçon nu jusqu’à la ceinture, debout sur une montagne de foin. Son torse puissant, caressé par l’air et la lumière, dominait toutes les collines, les prés, les rivières et les bois, et semblait au centre de la création »

Un peu plus suave, il raconte ses visites au Louvre, son « état d’ébriété sensuelle » devant les nues de Praxystèle et toutes les statues antiques. La physiologie envahit tout. Ainsi ses désirs quand elle oriente l’essentiel de son regard: « Qu’avez-vous vu ? A peine pouvons-nous décrire le vol d’un oiseau ou les couleurs d’un bouquet, ou le jeu d’une tache de soleil sur un mur, et tout le reste retombe dans la nuit. L’autre jour, sur la route, un très beau garçon nu jusqu’à la ceinture, debout sur une montagne de foin. Son torse puissant, caressé par l’air et la lumière, dominait toutes les collines, les prés, les rivières et les bois, et semblait au centre de la création » ; ses peurs, il est souvent hypocondriaque, inquiet de la moindre tâche suspecte sur son gland. Elle envahit aussi son histoire familiale – de vieille souche aristocratique- quand il explique que sa famille a toujours soutenu les causes les plus désespérées mais sur des critères de beauté. Elle soutenait lors des crises dynastiques anglaises du XVIIe le duc de Monmouth, du parti protestant, libéral et hanovrien, d’une beauté indécente pour basculer une génération plus tard et participer aux expéditions jacobites du catholique Bonnie Prince Charlie, la dynastie rivale aux principes réactionnaires opposés. La physiologie trouble toute sa conscience politique même quand il ne le faudrait pas : « ce matin, assez ému par un article où il est question de fraternisation entre Parisiens et Allemands. Un officier français dîne chez des amis vis à vis d’un officier allemand (…) Est-ce possible ? évidemment il y a la question sexuelle, l’éternel blond… je sens bien qu’une évolution a lieu en dehors de laquelle je me tiens, qu’une France nouvelle va naître, est née peut-être. Mais vivre dans un Paris germanisé, je ne le pourrais pas » ; et ceci alors même qu’il fut un défenseur passionné de la France Libre.

Green vit pleinement le drame sensuel du chrétien : celui d’une religion qui a proclamé l’immortalité des corps, la révélation du verbe par la chair ; une religion qui a sanctifié comme aucune autre notre âme et son enveloppe charnelle tout en jetant sur cette dernière un interdit. Ce n’est pas seulement la confession intime d’une personne dépravée et solitaire. « Tourmenté par des désirs habituels » , c’est à son tourment qu’il a appris à s’habituer alors que ses désirs entrent toujours par effraction. On dirait aujourd’hui qu’il s’assume mal.

Catholique intranquille

En religion « le goût de la sécurité morale et du confort spirituel le gêne ». S’il s’agit du personnage de Chaque Homme dans sa nuit, tout Green est là. Sa spiritualité n’est pas tranquille. Le confort lui fait horreur. Il y a comme chez lui une nécessité personnelle esthétique métaphysique de la damnation. Pour le reste, il s’en tient à une pratique assez sophistiquée. Son genre de vie en ferait un damné ; dans le petit monde des catholiques, il semble qu’il se vive comme un élu. Elu à la souffrance, élu à des sentiments sophistiqués, à une foi particulière et particulièrement inquiète : «  de même que la passion de Jésus fut la somme de toutes nos passions, de même notre souffrance est un écho de la sienne. Nous montons chaque jour au jardin des oliviers ; c’est ce qui sanctifie notre vie humaine. » Le provincialisme religieux et conservateur d’auteurs américains l’exaspère quand il commente Hawthorne au moins autant que l’incroyance de Gide ou les facilités de raisonnements des Bouvard et Pécuchet. L’auteur vitupère : «  la médiocrité intellectuelle du catholique moyen est un mystère que je comprendrai sans doute jamais. Une telle absence de goût finit par devenir troublante à l’égal d’une manifestation du démon. Impossible d’ouvrir un livre dit de piété sans éprouver quelque chose qui s’approche de la nausée et qui , assurément écarte de la religion. »

Ces propos très durs peuvent nous sembler inspirés par la lassitude : las du puritanisme dans lequel il fut élevé, las d’être asservi à la chair en attendant une grâce qui ne vient jamais, las d’une promesse non accomplie. C’est aussi la conclusion qu’ont tiré certains commentateurs de la réédition de son journal – constatant l’intensité de son désir homosexuel et sa boulimie. Hasardons-nous à d’autres hypothèses : on aurait bien tort de voir une contradiction dans la double appartenance de Green, catholique et homosexuel. Si porté sur l’introspection et les ruminations cérébrales, on peut penser qu’il a pris son parti de son drame sensuel et religieux. Il n’entrave pas sa candeur, ni ses capacités à se réjouir, à s’enthousiasmer. Son œuvre, anxieuse, tourmentée, bouillonnante, n’est pas celle d’un désespéré.