Dans le déjà célèbre L’Âge du capitalisme de surveillance, traduit en 2020 et réédité en format poche aux éditions Zulma en janvier 2022, Shoshana Zuboff livre une cartographie de notre époque : L’âge du capitalisme de surveillance. L’autrice en décortique l’émergence, les rouages et propose un certain nombre de concepts nouveaux permettant à la fois l’analyse et la remise en cause de ce modèle. 

Dans une préface rédigée à l’attention de ses « lecteurs français », Shoshana Zuboff évoque les dix ans de recherche et d’écriture qui ont été nécessaires à la production de cet essai. Elle y expose, comme elle s’attachera à le faire par la suite dans une vaste introduction, ce « nouveau type de pouvoir » constitué par le capitalisme de surveillance, « plus féroce et plus impitoyable que jamais ». Elle revient également sur sa naissance, concomitante à la démocratisation des usages des réseaux sociaux et aux premières mises en avant médiatiques et politiques des attaques terroristes, notamment aux États-Unis, dans les années 2000.

Le capitalisme de surveillance a à voir avec l’expérience humaine. Grâce à des outils de communication et d’information, des entreprises extraient, de manière méthodique des données et informations concernant les modes de vie, les préférences, les habitudes des utilisateur.ices d’internet pour en faire le commerce, pour les vendre à des entreprises privées.

Sans tomber dans une diabolisation simpliste de l’outil numérique et technologique – qui serait contreproductive puis qu’elle relève d’une compréhension erronée des systèmes de domination qui s’exercent – Shoshana Zuboff propose d’étudier les mécanismes « sans précédent » d’application de ce nouveau capitalisme de masse qui échappent à la fois à la compréhension, aux catégorisations traditionnelles et aux tentatives de saisie à travers nos concepts anciens.

« Le capitalisme de surveillance a été inventé en 2001 »

Le capitalisme de surveillance constitue « un nouvel ordre économique » dont la naissance est étroitement liée à un contexte géopolitique précis. Pour Shoshana Zuboff, le développement des réseaux sociaux et des grands groupes du numérique est largement dû à la façon dont ils ont réussi à jouer sur un environnement de peur sociale.

En effet, le matériau humain et le comportement social sont les éléments ciblés par le capitalisme de surveillance. Or, pour extraire ces informations, il n’est pas meilleur moyen que d’instaurer une forme de nécessité.

Les conditions d’émergence du capitalisme de surveillance ont été favorisées par la collision entre des conditions historiques et sociales amenées par le néolibéralisme, et l’application sans limite des mécanismes capitalistes, permise par les failles en matière de législation numérique. À cela, s’ajoute également, selon l’universitaire, une totale exploitation de la peur et de la notion de danger. En effet, le matériau humain et le comportement social sont les éléments ciblés par le capitalisme de surveillance. Or, pour extraire ces informations, il n’est pas meilleur moyen que d’instaurer une forme de nécessité. Si nous craignons pour notre survie et que nous pensons que le fait de fournir des données comportementales peut nous protéger, nous ne questionnons pas ce mécanisme.

Pour l’écrivaine, les attentats du 11 septembre 2001 constituent l’avènement de cette dynamique. Leur violence d’une part et leur traitement médiatique d’autre part, ont permis de créer une atmosphère de peur généralisée, parfois irrationnelle.  En mettant en avant la crainte de différentes formes de violence, des intrusions dans notre vie privée, mais également en avançant une volonté de progrès dans la connaissance des humains pour soigner leurs maux, certaines entreprises ont ainsi réussi à pousser leurs utilisateur.ices à fournir de plus en plus d’informations personnelles. Cette démarche entrant progressivement dans une forme d’habitude, elle n’est plus questionnée et les données récoltées, ainsi que le « surplus comportemental » – c’est ainsi que Shoshana Zuboff qualifie ces échantillons d’expérience humaine captés de manière plus ou moins licite – peuvent être monétisé.es.

Une déclinaison radicale du capitalisme 

Cette nouvelle forme de capitalisme entretient, selon l’autrice, des liens étroits avec des formes plus classiques de capitalisme industriel, d’où son efficacité radicale. Cela transparaît essentiellement à travers un langage et des mécanismes communs. Le capitalisme de surveillance utilise ainsi une « rhétorique d’un web émancipant », selon laquelle le recours à internet permettrait de vivre sa vie de manière plus aisée et apaisée parce que l’on serait mieux connu.e de notre interlocuteur numérique. Cette rhétorique rejoint celle du capitalisme industriel qui avançait pouvoir émanciper les travailleurs et travailleuses en leur fournissant notamment des moyens de travail automatisés leur permettant de construire des objets susceptibles d’améliorer leur quotidien.

« Google a inventé et perfectionné le capitalisme de surveillance à peu près de la même manière que General Motors, quand il a inventé et perfectionné le capitalisme managerial il y a un siècle » explique l’écrivaine. Dans les deux cas, ces entreprises s’inscrivent dans un ordre économique dont l’ultime objectif est leur propre profit tout en avançant une amélioration des conditions de vie des utilisateur.ices.

Nous achetons ainsi des objets nous permettant d’avoir un suivi de nos trajets quotidiens, de notre consommation quelle qu’elle soit, de nos lectures, etc. avec l’intuition que cela nous permettra d’améliorer notre mode de vie, mais cela ne constitue pas l’ultime objectif des entreprises qui proposent ces objets. 

Or, alors que le capitalisme industriel conservait l’humain en tant que client de sa production, le capitalisme de surveillance décentre son objet. En revendiquant « unilatéralement l’expérience humaine comme matière première destinées à être traduite en données comportementales », il nous éloigne de la position de consommateur.ices tout en nous maintenant dans la croyance de le rester. Nous achetons ainsi des objets nous permettant d’avoir un suivi de nos trajets quotidiens, de notre consommation quelle qu’elle soit, de nos lectures, etc. avec l’intuition que cela nous permettra d’améliorer notre mode de vie, mais cela ne constitue pas l’ultime objectif des entreprises qui proposent ces objets.

Pour vendre les informations récoltées relevant du « surplus comportemental », les entreprises se tournent désormais vers les publicitaires dont l’objectif sera, par la suite, de vendre de nouveaux objets aux personnes dont le comportement a été cartographié. De là, le capitalisme de surveillance s’inscrit ainsi dans une dynamique inédite à la fois par son ampleur mais également par son objet puisqu’il va même, parfois, à des fins publicitaires, jusqu’à la modification des comportements des personnes ayant fourni leurs données.

La marionnette et le marionnettiste 

C’est en établissant progressivement ces constats que Shoshana Zuboff parvient à mettre au jour les dynamiques en place, les systèmes établis, et à proposer des concepts pour les étudier. Pour comprendre cette nouvelle forme de capitalisme, il faut en comprendre l’origine, l’objet mais également la distinguer de formes plus anciennes de capitalisme. Elle explique que lors de l’analyse de ses structures, on s’est « trop longtemps contenté d’explications superficielles ».

Au-delà d’une simple catégorisation, l’ouvrage propose de distinguer la marionnette du marionnettiste. Trop souvent, le constat de l’utilisation et de la vente de nos données personnelles est suivi d’une diabolisation radicale de l’outil numérique qui n’est, selon elle, que la marionnette des entreprises qui l’utilisent. Internet n’est qu’un outil qui peut être utilisé de manière bénéfique comme de manière néfaste et il est possible de modifier notre utilisation de cet outil. De manière plus insidieuse, la mise en avant de l’outil numérique comme coupable de l’exploitation de nos données personnelles permet aux entreprises marionnettistes d’échapper à toute forme de procès et de jugement.

Cet ouvrage permet également de montrer que malgré une apparition favorisée par un contexte politique et social instable et des possibilités technologiques inédites, les raisons d’émergence du capitalisme de surveillance sont multiples et interconnectées. Shoshana Zuboff en relève 16 principales, qui sont des déclinaisons d’un contexte favorable, d’un manque d’informations générales, d’une ignorance des outils, d’une rapidité sans précédent, et indique que « ces seize réponses donnent à penser que dans les vingt années qui ont suivi l’invention du capitalisme de surveillance, la législation existante […] n’a pas suffi à stopper sa croissance ».

De là, elle réfléchit alors, à l’aune d’une société où le capitalisme de surveillance est une donnée actée et fait partie de nos vies quotidienne, à redéfinir les notions de libre arbitre et de liberté en s’inscrivant dans un héritage de philosophie politique, économique et sociale dont elle réactualise certains concepts.

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C’est en créant cette nouvelle dynamique qu’elle propose de résister à une forme d’envahissement de nos vies entraînant un sentiment de perte de contrôle face à un outil qui nous a été présenté comme salvateur. En parallèle de cette mise en avant des structures du capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff lui oppose également une réponse poétique : des poèmes de W. H. Auden ponctuent cet ouvrage riche et structuré en invitant poétiquement à la « lutte perpétuelle ».