Howard Philip Lovecraft : voilà un patronyme qui, pour nombre d’entre nous, laisse exactement suggérer ce que fut, et demeure encore, l’œuvre fascinante que l’homme a réalisé dans l’ombre de l’existence. Lovecraft, c’est comme si son nom même était la clef de l’énigme déjà trop tristement célèbre qu’est toute vie d’artiste maudit. Celle de l’écrivain était, en effet, vouée toute entière à « l’Amour de l’art » (en s’arrangeant quelque peu avec la langue anglo-saxonne), à la Passion de son art. Passion qui ne lui permit jamais de vivre décemment. C’est que, dans ce nom obsédant, réside aussi l’obscure mélodie de l’imprécation. Comment en effet ne pas « entendre mentalement, dans une attente effrayée, l’incessant appel » (L’Appel de Cthulhu) de l’accointance homophonique que « Lovecraft » entretient avec Witchcraft (« sorcellerie », ou, pris littéralement, « art de sorcière ») ?

Lovecraft ne connut jamais le succès de son vivant ; son œuvre, elle, a traversé tout le vingtième siècle jusqu’à nos jours. Il semble pourtant qu’elle soit souvent victime du même sort que la grande partie des créatures qu’elle renferme. Toujours latente dans l’univers culturel contemporain, elle infuse sa présence inspirante dans l’esprit de grands artistes, de pays et de médium très différents : que ce soit au cinéma avec The Thing de John Carpenter – réécriture des Montagnes hallucinées –, dans les séries télévisées (Doctor Who), dans la littérature d’horreur et de science-fiction (Stephen King, pour ne citer que lui, reconnaîtra sa dette envers Lovecraft), dans la bande-dessinée, la musique (Tortuga), les innombrables jeux de plateau et autres jeux-vidéo… l’œuvre lovecraftienne et sa mythologie ne cessent de donner beaucoup à penser, et à rêver. Mais l’approche de cette œuvre pour elle-même, et pour ce qu’elle est, à savoir un ensemble de textes d’une profondeur (parfois effrayante) et d’une richesse poétique remarquables, mérite que l’on s’attarde sur ce qu’elle est, elle et elle seule, véritablement. Tentons donc de nous plonger dans cet Art passionné et extrêmement travaillé, pour découvrir ce que recèle de terriblement fascinant la littérature de H. P. Lovecraft à l’égard des êtres humains et de leur voyage insensé dans l’existence.

Vivre et rêver dans un monde sans Dieu

Il est frappant en effet de voir à quel point Lovecraft aime à camper çà et là dans ses récits la situation  précaire du genre humain dont les maigres certitudes alimentent la crainte de l’Inconnu.

Une obsession hante la plupart des écrits lovecraftiens : celle de nous faire supporter du regard, aussi longtemps et sensiblement que possible, l’insoutenable vérité de la condition humaine ; de sorte qu’une fois cette affreuse révélation présentée à notre conscience, nous ne puissions plus considérer l’existence sans l’avoir à l’esprit – telle la douloureuse tâche laissée sur notre vision après une trop longue contemplation du Soleil (pour reprendre une métaphore de Nietzsche). Il est frappant en effet de voir à quel point Lovecraft aime à camper çà et là dans ses récits la situation  précaire du genre humain dont les maigres certitudes alimentent la crainte de l’Inconnu. « La chose la plus miséricordieuse en ce monde, je crois, écrit Lovecraft dans les premières lignes de L’appel de Cthulhu, c’est l’inaptitude de l’esprit humain à corréler tout ce dont il est témoin. Nous vivons sur une placide île d’ignorance au milieu de noires mers d’infini, et cela ne veut pas dire que nous puissions voyager loin. » Et le pire est à venir, car une fois cette branlante assiette instaurée, l’enchaînement vertigineux des phénomènes étranges – qu’ils viennent de témoignages recueillis ou d’expériences directement vécues par les protagonistes – la fait vaciller et l’entraîne vers l’abîme dans un tournoiement sans fin, auquel rien ne résiste ; pas même la science. Lovecraft, qui suit assidûment les grandes avancées scientifiques et techniques du début de siècle, n’hésite pas à mentionner ces savoirs (la référence aux géométries non-euclidiennes pour décrire l’architecture de la cité engloutie de R’lyeh, dans L’appel de Cthulhu, en est l’exemple le plus flagrant) afin de montrer à quel point les profondeurs de ces « noires mers d’infini », et les êtres qui les peuplent, sont nécessairement contre-intuitifs, sans commune mesure avec ce que peuvent saisir et maîtriser la pensée et la technique humaines. Or, cette récurrente remise en question des capacités et du savoir humains est peut-être le signe, chez notre auteur, d’une conscience aiguë de la transition dévastatrice de la modernité vers le crépuscule du sacré et les funérailles des Dieux anthropomorphes – au profit d’une certaine pensée scientifique déshumanisante, opérant comme un scalpel sur le monde, et qui croit le dévoiler là où elle nie une magie qui l’excède et qu’elle a pourtant enterrée.

C’est dans une telle ère de bouleversement psychologique et culturel – où chaque réflexion, chaque expérience finit inexorablement par la rencontre angoissante du Néant et de la finitude humaine – que les personnages de Lovecraft tentent de reconquérir une connaissance du monde à leur portée, par tous les moyens, aussi extrêmes soient-ils. Il semble que les quêtes entamées par ces protagonistes prennent souvent la forme d’une exploration des gouffres. On cherche à savoir, à grand coups d’expéditions scientifiques ou aventurières  (L’Abîme du temps, Les Montagnes hallucinées, La Cité sans Nom etc.), de lectures impies (dont le tristement célèbre ouvrage de Abdul Alhazred, le Necronomicon), de railleries et pillages sacrilèges (Le Molosse), jusqu’où l’on pourra creuser dans les entrailles de la terre, et profaner les lieux qui n’ont, semble-t-il, plus de sainteté que le nom. Scientifiques, universitaires, esthètes ou érudits décadents, tous ne sont plus transportés que par le frisson de leur quête, attendu que les découvertes qu’ils feront ne pourront sortir de la rassurante île du savoir rationnel, et de la sécularisation du monde. La pioche pour retourner une tombe soi-disant maudite (Le Molosse), la charge explosive pour piller les catacombes naturelles de la Terre (Les Montagnes hallucinées), le revolver pour mettre fin à la démence de l’orgie vaudou (L’Appel de Cthulhu), sont les nouveaux talismans de l’homme moderne pour le protéger dans son entreprise, décevante ou apaisante, de démythification du réel. Mais – car survient toujours l’objection troublante qui vous saisit par le bras alors que vous croyiez progresser en terres conquises – quand le sol du monde s’effondre sous leur labeur, et ouvre l’imprévisible cavité d’une réalité inconcevable (quand ce n’est pas la crypte elle-même qui jaillit des profondeurs), c’est l’expérience de la chute de l’univers humain à laquelle nous assistons.

Une mythologie sans hommes

 L’horrible percée qui s’offre alors au regard de ces hommes pleins de stupeur nous projette dans un univers déstabilisant, tant les Visions nouvelles qu’il renferme dépassent et sapent les fondements intellectuels sur lesquels reposent nos représentations du monde.    

L’horrible percée qui s’offre alors au regard de ces hommes pleins de stupeur nous projette dans un univers déstabilisant, tant les Visions nouvelles qu’il renferme dépassent et sapent les fondements intellectuels sur lesquels reposent nos représentations du monde. Que l’on se figure, si l’on peut, une horde de créatures et d’entités non humaines, la plupart venues des abysses stellaires, régnant sur la surface de la Terre depuis les premiers jours de sa formation, et luttant, pendant des milliards d’années, les unes contre les autres, lignées contre lignées, pour son contrôle. Mais une telle épiphanie ne serait pas si horrifiante si elle n’impliquait pas systématiquement pour les personnages qui l’éprouvent la déduction angoissée – et rapidement confirmée par l’expérience personnelle – d’une survivance de ces Êtres aux capacités physiques et intellectuelles (Dagon, Les Montagnes hallucinées, La Cité sans Nom…), psychiques et télépathiques (Dans l’abîme du temps, L’Appel de Cthulhu, Nyarlathotep, La Quête onirique de Kadath l’inconnue…) sans rapport avec les maigres possibilités de l’humanité toute entière. Ces civilisations immémoriales, à la fois effrayantes et fascinantes, hantent encore matériellement les plis inexplorés du Globe, attendant que passent les millénaires pour voir arriver l’instant propice à leur retour. Ainsi que le décrit un couplet du chant occulte voué au « grand-prêtre Cthulhu », un parmi tant d’autres de ces « Grands Anciens » : « En cette demeure de R’lyeh, Cthulhu le mort attend en rêvant. » (L’Appel de Cthulhu).

L’homme qui contemple alors en face cette vérité rampante, qui menace sa réalité, se réfugie dans les derniers retranchements de sa raison, ou meurt de ne pouvoir la supporter : « La main du pauvre Johansen tremblait encore quand il l’écrivait. Des six hommes qui ne revinrent jamais au navire, il pense que deux périrent en cet instant, de leur seule peur. La Chose, il ne put la décrire – il n’y a pas de langage pour de tels abîmes de démence hurlante et immémoriale, la contradiction surnaturelle de toute matière, force, ordre cosmique. » (L’Appel de Cthulhu). Dans de pareilles situations, nulle autre solution que de se plonger dans un déni qui ferait presque rire, si l’horreur de la situation n’était pas à ce point insupportable. Ainsi, le personnage du professeur Dyer (Les Montagnes hallucinées), lorsqu’il raconte les terribles choses qu’il a vues lors de la catastrophique expédition Miskatonic en Antarctique, n’a de cesse d’invoquer tout au long de son récit la fièvre et les hallucinations, la peur et la fatigue nerveuse, pour ne pas avoir à admettre que les créatures découvertes sont bien des êtres doués d’intelligence, provenant d’une civilisation antédiluvienne à la puissance incommensurable, et, comble de l’incompréhension, qui est demeurée bel et bien vivante malgré des milliards d’années de silence. Mais aussi gigantesques et sans âge qu’elles puissent être, ces vies venues des tréfonds de l’Espace et du Temps seront vouées, tout comme l’homme, à la décadence et à la disparition, au profit d’existences nouvelles qu’aucune conscience humaine ne pourra jamais plus ni contempler ni imaginer : « Ce qui s’est levé doit tomber, et ce qui a sombré doit se relever. » (L’Appel de Cthulhu).

La poièsis d’un rêveur

La bassesse humaine, la faiblesse de son esprit et de sa rationalité qu’il croit pouvoir  brandir en bouclier, sa défiance apeurée vis-à-vis de l’altérité, voici ce que donnent à voir les écrits de Lovecraft. Or, comme dans tout clair-obscur, la lumière, aussi frêle soit-elle dans le cœur noir des hommes, n’en est que plus vive là où elle perce.  

Que le lecteur se rassure cependant. Lovecraft lui-même ne voyait en ses mythes cosmiques rien d’autre que de simples fictions à usage littéraire. Il croyait en revanche bien plus à leur force métaphorique pour exprimer les propres profondeurs de l’âme humaine face aux abysses de ce monde. La bassesse humaine, la faiblesse de son esprit et de sa rationalité qu’il croit pouvoir  brandir en bouclier, sa défiance apeurée vis-à-vis de l’altérité, voici ce que donnent à voir les écrits de Lovecraft. Or, comme dans tout clair-obscur, la lumière, aussi frêle soit-elle dans le cœur noir des hommes, n’en est que plus vive là où elle perce. C’est également, par l’apologie du rêve, ce que veut signifier plus que tout notre auteur. Car s’il faut sans doute « avoir beaucoup souffert pour apprécier Lovecraft » (Jacques Bergier), il faut aussi, pour saisir toute la force de son œuvre, avoir beaucoup rêvé. Son Art était tout pour lui, et si, comme nous l’avons dit, cette œuvre ne fut jamais un moyen d’en vivre, somme toute fut-elle l’unique motivation pour lui de vivre encore. Peu importe de sous-vivre, quand on a l’extrême fécondité de l’imaginaire qui nous permet de sur-vivre. Pour lui qui considérait la vie adulte comme un « enfer » (Michel Houellebecq, Lovecraft, contre le monde, contre la vie), il était inenvisageable d’avoir à affronter le quotidien terriblement plat des grandes personnes et la cruauté aveugle de l’existence, sans pouvoir se faire le Démiurge d’un monde émergé des seuls assemblages merveilleux du Verbe. Une telle confiance indéfectible en la force des fictions nous renvoie à une certaine grandeur de l’homme, cet être qui eut, pour son plus grand malheur et son plus grand bonheur, la chance d’avoir conscience de sa vie et de sa condition en cette Terre mutique, pouvant au moins s’ériger en créateur et penseur de quelque chose, même si cela n’est presque rien, sous cette étendue constellée, muette mais sans limite pour le regard du poète. Peut-être suffit-il simplement, pour appréhender plus vivement cette vitalité créatrice et salvatrice qui anime tous les textes lovecraftiens – et, au fond, toute bonne littérature –, de lire Azathoth, court écrit où le poète perdu dans les tourments d’une ville aux édifices stériles et anonymes, n’a plus pour seule bouffée de vie que la vue prolongée par ses rêves d’un morceau de ciel étoilé :

…il fallait se pencher pour apercevoir, dans le ciel, les petites étoiles. Et parce que ne voir constamment que des murs et des fenêtres peut rendre fou un être intelligent et rêveur, l’habitant de cette pièce avait pris l’habitude, nuit après nuit, de scruter le ciel au-dessus de lui, dans l’espoir d’y trouver autre chose que ce qui existait dans le monde éveillé et dans la grisaille des hautes villes. Au bout de quelque années, il appelait les étoiles par leur nom et les suivait en imagination lorsqu’elles disparaissaient, comme à regret, de sa vue. Puis il parvint à découvrir des choses mystérieuses en fixant le ciel. Enfin, une nuit, un pont fut jeté au-dessus du gouffre profond qui séparait ces deux univers : les cieux chargés de rêves vinrent se mêler à l’air confiné de la pièce et enveloppèrent l’homme dans leur fabuleuse fantasmagorie…  (Azathoth)

Azathoth, Cthulhu, Nyarlathotep… Autant de noms obsédants qui, après la lecture des nouvelles, gardent encore leur aura de mystère. C’est en effet l’une des nombreuses autres forces de l’œuvre lovecraftienne : peupler notre imaginaire de Créatures et d’histoires rivalisant avec les mythes de l’Antiquité gréco-latine, et toujours parvenir à raviver notre émerveillement et notre curiosité à leur égard. Avec Lovecraft, l’homme n’a jamais été aussi proche des terreurs fascinantes suscitées par l’univers, et par sa propre vie terrestre. Et il ne tient qu’au lecteur d’oser franchir le seuil de cette crypte littéraire pour découvrir ce qui se cache dans l’ombre de ces noms-sortilèges, et de sombrer ainsi dans la vérité abyssale et somnolente du rêve.