En lien avec l’homosexualité masculine, Zone Critique se propose aujourd’hui de brosser un portrait de Guillaume Dustan, mort en 2005, écrivain tumultueux du dernier tiers du XXe siècle, connu, en dehors de son œuvre littéraire, pour ses interventions souvent tonitruantes. Auteur donc, homosexuel proclamé, il manquait bien Guillaume Dustan pour achever le dossier des écritures de l’homosexualité masculine.

Auteur fécond, à l’écriture prolixe, Dustan semble retrouver aujourd’hui une certaine place sur la scène littéraire avec la réédition de ses textes chez P.O.L., trois volumes des Oeuvres, dont le dernier tome paraîtra en 2023. Trois volumes qui marquent l’évolution d’une parole et d’une écriture, le glissement d’une narration du tapage nocturne et sexuel à la manifestation radicale d’une politique de soi et du corps. Dans tous les sens, l’écriture de Dustan est celle d’une revendication, du droir à être au droit à jouir.

Dustan la nuit

Nuit tapageuse, nuit de la drogue, nuit de l’oubli des limites et des injonctions, la nuit chez Dustan se révèle le lieu d’une hétérologie exaltante et la peinture sociologique d’une époque.

Chez Guillaume Dustan, le narrateur/auteur appuie dans l’écriture un geste affirmé de s’emparer de sa propre existence, de vivre à tout prix la jouissance de son homosexualité et se refuse à demeurer contemplatif de lui-même. Il vit la nuit comme une expérience érotique mais surtout comme une expérience de la transgression et de l’excès. Dans le roman Je sors ce soir, au titre plus qu’explicite, le lieu de la boîte de nuit cristallise toute une éthique de la débauche représentative d’une époque et par laquelle Dustan se met dans scène et se révèle à la faveur d’une soif de découvertes physiques et sensorielles : « Je descends dans l’arène », du lieu nocturne comme de la nuit elle-même. Nuit tapageuse, nuit de la drogue, nuit de l’oubli des limites et des injonctions, la nuit chez Dustan se révèle le lieu d’une hétérologie exaltante et la peinture sociologique d’une époque. La nuit est montrée, revendiquée, elle ouvre la scène à une conquête de la jouissance et nourrit notamment les récits du premier volume, écrit entre 1996 et 1998, qu’il nomme lui-même son « autopornobiographie ».

Ce que Dustan fait de la nuit : creuset interminable d’expériences, de sursauts, de tentatives et de tentations. Il éclate la nuit underground dans son auréole de couleurs, poursuit le charme des pissotières que l’on croise, notamment, dans L’Homme blessé de Chéreau et Guibert, et on ne saurait ignorer la jouissance du caché et du transgressif dans le geste de la jouissance, le Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré ne s’y trompe pas quand il met en scène un jeune homme mutin qui parade auprès des amants possibles sur un parking, ou encore Mathieu Riboulet lorsqu’il évoque les lieux de drague; une spatialisation hétérogène du désir qui emporte avec elle tout un imaginaire singulier.

C’est bien qu’il faudrait rappeler que la nuit offre une possibilité de vivre à nu une homosexualité qui demeure tabou, qui conserve sa discrétion et sa pudeur, là où Dustan opposera le geste revendicatif tout en écumant les lieux pour construire le portrait d’une sociabilité homo foncièrement sexualisé

e, s’y révélant touchant de radicalité dans sa soif de vivre, là où, comme l’affirme Thomas Clerc, brûle le « sexe roi » : « Je fais un tour au fond de la backroom, je suce un peu le skin qui me traîne à poil dans le lavabo à pisse, mais en fait ce qu’il veut c’est que je lui pisse dessus, et j’ai pas envie de pisser. Je me casse. Je me fais un peu embrasser, faire les seins par deux autres mecs. Je fais pareil. Le mec en face de moi me met deux doigts dans le cul. Je me reculotte. Je me retourne. Il y a un mec en face de moi que je connais, mais ça ne s’est pas fait. Il sort tout le temps mais il ne baise pas beaucoup je crois. Il regarde ma queue, je me branle un peu devant lui pour me marrer. »

Et quand, à 25 ans, il attrape le Sida, la parole se fait plus politique, la radicalité de la soif de vivre glisse progressivement vers une parole plus politique qui cherche sa propre performativité. Comme il le rappelle : « A l’époque il n’y avait aucun traitement. Statistiquement j’en avais pour cinq ans. Condamné à mort. » Ce qui sans doute explique aussi la fulgurance d’une radicalité existentielle, qui se refuse à intransigeance. Si la parole politique s’ouvre, c’est que la maladie vient poser une faille, une incapacité intolérable, un doute qui s’interdit l’abattement : « J’avais peur de ne plus pouvoir rebaiser. Je me suis dit que c’était comme à cheval, après la chute il faut remonter tout de suite. Quentin n’était pas vraiment disponible, alors le lendemain j’ai fait du minitel. Je me suis fait sauter. J’ai respiré. J’avais toujours ça. »

Dustan le jour 

Loin d’un dandysme barthésien, et malgré des références classiques mondaines et revendiquées, l’homo dustanien joue de son corps, se met en scène, cherche le spectaculaire. Il s’empare du monde et s’y déploie, pour l’asservir à son propre désir.

Loin d’un dandysme barthésien, et malgré des références classiques mondaines et revendiquées, l’homo dustanien joue de son corps, se met en scène, cherche le spectaculaire. Il s’empare du monde et s’y déploie, pour l’asservir à son propre désir. S’il cumule la conquête d’une saturation du désir, il cherche aussi les limites de sa présence au monde : « Une party sm. Déjà une bonne sensation d’appartenance. Je viens de me présenter au concours du plus beau cul. Je suis arrivé deuxième, après avoir incontestablement gagné à l’applaudimètre, mais les mecs du jury ont préféré élire un copain à eux, une grosse salope dilatée. »

Comme de la matérialité du corps, à dévorer : « Je me rapproche de Stéphane dans le lit. Il se love dans mes bras. Je lui dis Tu es comme un croissant. Il me dit Au beurre ou ordinaire ? Je lui dis Au beurre. Il me dit Mais je suis aussi un peu ordinaire. Je lui dis C’est vrai, mais tu es intelligent. Alors, ça passe. »

Là le geste purement porno se trouve excédé par le geste plus largement politique ; là le lit ou le backroom se trouvent dépassés par le besoin de voir encore la lumière du jour et l’écriture double l’intimité de l’homosexuel par la spécularisation du gay. Thomas Clerc analyse ce glissement dans l’élaboration des triptyques romanesques : « Là où la première trilogie exposait un mode de vie essentiellement axé sur le plaisir sexuel, la seconde prolonge cette revendication pour en faire un programme de vie global. » L’écriture cherche une parole agissante, en acte, parfois vulgaire, parfois élevée, qui exerce sa propre capacité à saisir le monde. Et d’un même mouvement l’écriture glisse vers une recherche de plus en plus expérimentale, Dustan explore les potentialités typographiques et narratives du roman, la radicalité politique rejoint une radicalité de la création, parfois un peu confuse ou inaudible, mais qui témoigne malgré tout d’une vitalité dans le processus créatif.

« (hiver 01) (avertissement)

Attention. Je ne suis pas Renaud Camus. Je suis pire. Le politically correct, je suis pour. Bien sûr. Que je suis content qu’en France ça soit chic d’avoir un nom bizarre maintenant. Et que ça soit la mode d’être pédé. Et que tout le monde soit devenu juif. Et qu’on ne puisse plus faire de blagues racistes comme encore à la fin des années 1980. Que la bourgeoisie française ne fasse plus la moue devant Libération (avant ça s’appelait Libé, mais bon), mais bave pour y envoyer ses enfants. Qu’au Figaro, ils soient de gauche comme toute la classe dominante maintenant. Que Le Pen, ça ne passe plus. Que le Bar des Amis se soit reconverti en Coursdeyogasurlenet. Je sais tout ça. J’ai eu mon premier ordinateur en 1984 (année Orwell). Je me souviens de la ronéo du collège, bleue et baveuse. Je suis content que tout le monde soit devenu branché (j’exagère). Je dis merci pour le compact-disc, le magnétoscope, le prono ménager, les salles de gym, le DV, tout. Je remercie le Seigneur qu’on nous bassine avec Proust, Barthes et Foucault, et plus avec Blondin, Drieu et Barrès (sans oublier Bloy, Péguy et Bernanos). Vive les années 1990, O.K. Je dis juste que now elles sont over. Je lance un cri pour l’à venir. Aaaaaaaaaaaaaah ! Capisci ? »

Dustan alors, touche à tout désinvolte, tumulte épiphanique et provoc’, pornographe et écrivain, cherche à montrer. À sortir de la nuit du plaisir inaudible la jouissance ithyphallique, jouant à l’outrance à l’occasion – ce qu’il faudrait le moins retenir de l’écriture donc – écrit dans l’accumulation d’un geste masturbatoire, avec ce que cela comporte de loupé et d’expérienciel, le besoin compulsif de peindre et dépeindre ce que l’on ne voit ni montre, auteur de la monstration qui vomit la conquête d’une épreuve du corps dans un roman-limite.