Journal du Réel n°2

La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : une virée à Hong-Kong, la confession de mafiosi, de l’amour sous les pavés et la question des origines. 

  • Courts-métrages #1 : Off Power de Théodora Barat (France, Hong Kong, 2021) et Mafioso. Au cœur des ténèbres de Mosco Levi Boucault (France, 2022)

À travers une forme assez classique – des plans fixes sur des bâtiments et espaces publics de la ville – Théodora Barat présente avec Off Power un portrait de Hong Kong audacieux et original. Présenté par la cinéaste comme un « documentaire de science-fiction », Off Power prend pour point de départ l’installation d’une centrale électrique, qui se trouve peu à peu colonisée par des fourmis. Si l’ambiance tendue et angoissante de la ville plongée dans l’obscurité est parfaitement rendue par les images de Théodora Barat, on regrettera simplement le caractère trop démonstratif des textes insérés dans les cartons. Ce court-métrage témoigne d’un talent certain pour capter les tensions imperceptibles d’une ville, inutile donc de délaisser les images pour s’en remettre à un texte qui ne fait que les redoubler.

En plans serrés sur les visages masqués des anciens membres de Cosa Nostra, le documentariste donne la parole à ces repentis de la mafia : « collaborateurs de justice », tel est désormais leur statut depuis qu’ils ont accepté de coopérer et de dénoncer les commanditaires des crimes. Peu d’inventivité formelle, mais ce huis clos plongé dans une semi-pénombre fournit un cadre cohérent pour des récits souvent morbides, faits d’assassinats par étranglement et de corps plongés dans l’acide. Dès lors, avec Mafioso, Mosco Levi Boucault reprend à nouveaux frais la question de la « banalité du mal », dans la mesure où ces repentis relatent leur « vie parfaitement normale » alors qu’ils étaient membres de Cosa Nostra : on allait un jour au travail, puis le lendemain on étranglait son propre oncle dans une cave. Ces hommes n’étaient ni des fous ni des fanatiques, mais ils croyaient naïvement accéder à un statut supérieur « d’homme d’honneur » en intégrant cette société parallèle. Car c’est de cela que relève la Mafia sicilienne : un des repentis explique qu’il s’occupait également de régler les querelles de voisinage, ou de poursuivre les voleurs à la tire du quartier. Pas de vindicte contre l’État et les représentants de l’ordre légal pour ces hommes : si un magistrat, un médecin ou un gradé des Carabinieri devenait gênant, on l’achetait ou on l’assassinait. Implacable logique binaire et simpliste dont ces hommes ont pris conscience lorsqu’ils ont manqué d’être assassinés à leur tour. Le prétendu « honneur » des hommes de la mafia réside peut-être dans le courage de ces repentis à prendre la parole.

Tristan Duval-Cos

Prochaine projection : le mardi 15 à 18h30 au Forum des Images. Off Power sera également projeté le 17 mars à 16h à la Maison de la Poésie.

  • Boum Boum de Laurie Lassalle (France, 2022)

Filmé caméra à l’épaule, Boum Boum se veut un reportage en immersion dans les manifestations des Gilets Jaunes. Mais l’onomatopée du titre retranscrit à la fois le bruit des grenades assourdissantes et les pulsations du cœur de la réalisatrice. Car l’originalité de ce long-métrage est de raconter dans un même mouvement les mobilisations populaires et l’histoire d’amour de la réalisatrice avec un manifestant, Pierre, grand gaillard tatoué et utopiste.

Cette conjonction de l’intime et de la politique jette une lumière nouvelle sur l’évènement des Gilets Jaunes : car si ces mobilisations populaires se voulaient évidemment une remise en cause de l’ordre capitaliste et financier, elles marquèrent également la redécouverte d’une solidarité et d’un lien social que les citoyens avaient perdu. En battant le pavé côte à côte, Laurie Lassalle et Pierre refont le monde, échangent sur l’engagement politique et les sentiments amoureux. Il y a une dimension hugolienne dans Boum Boum : on jette un pavé en s’embrassant sur les barricades, on fait la révolution comme on fait l’amour. Ensemble, ils connaissent la peur des blessures et des arrestations – Pierre écope d’ailleurs d’un tir de flash-ball sur le tibia –, ils discutent avec les manifestants et le film donne ainsi la parole à ces hommes et ces femmes malmenés par la société. Entre les idéalistes et les travailleurs fatigués, c’est toute une sociabilité qui se recrée devant la caméra de Laurie Lassalle. Les discours sont souvent émouvants, comme celui de cette jeune femme qui manifeste pour son frère tué lors d’une bavure policière ; parfois drôles, à l’image de cet échange entre manifestants et retraités bourgeois du XVIe arrondissement de Paris.

Boum Boum est un film profondément humaniste, et on sent la réalisatrice intimement immergée dans ces manifestations où les blessés graves se font de plus en plus nombreux. Ces images d’os fracturés, de joues ensanglantées nous atteignent au plus profond de nous-mêmes, et offrent le triste tableau d’un pays qui en vient à mutiler ses citoyens. On reste en revanche plus dubitatif sur la mise en scène de la relation entre Pierre et la cinéaste. Virant parfois au kitsch – comme dans cette scène où se mêlent en surimpression des images de Pierre torse nu et de feux d’artifice – cet exhibitionnisme amoureux en devient gênant. Avec l’essoufflement du mouvement, s’essouffle également la relation entre Laurie Lassalle et Pierre, ce dernier se faisant plus rare à l’écran dans la seconde partie du film. Boum Boum donne en ce sens un aperçu d’une vie avide de renouveau : on aime sans compter, tout en essayant de compter sur l’avenir.

Tristan Duval-Cos

Prochaine projection : le 16 mars à 18h30 au Forum des Images

  • Courts-métrages #2 : Le Croissant de feu de Rayane Mcirdi (France, 2021) et Mangrove School de Sònia Vaz Borges et Filipa César (France, Portugal, 2022)

Deux cadres radicalement opposés : la cité des Mourinoux face aux écoles forestières de Guinée-Bissau. Et pourtant, une même question survient : comment accepter et s’approprier son milieu ?

La principale qualité du film de Rayane Mcirdi réside dans le regard mélancolique portée sur cette cité, progressivement détruite et remplacée par des bâtiments neufs – et qu’une nouvelle population, par extension, est appelée à habiter. À l’heure où la banlieue se voit constamment figurée par le cinéma français comme le terrain d’une lutte mortelle entre habitants et policiers, le documentaire s’intéresse avant tout à une jeunesse désabusée. L’espoir y est enfantin, les aventures sont empruntées aux mangas, tandis que la réalité se dilue lentement dans un ennui composé de bancs ensoleillés, de chichas et de bouteilles d’oasis. Alors on se rêve ailleurs, en Islande, en Thaïlande, et même au bled, pour finalement ne jamais réussir à se détacher de la cité, bien davantage perçue comme un cocon protecteur que comme une prison. Avec la destruction spectaculaire de la barre d’immeubles principale, ce sont les souvenirs qui s’effacent, ce sont les rêves d’un meilleur futur qui s’envolent.

Mangrove School a cette admirable manière de contrecarrer le réel (la guerre en Guinée-Bissau), d’évoluer avec la nature, notamment dans ces grandes forêts de mangroves plongées dans l’eau, utilisées par la population pour se prémunir des attaques aériennes. Une femme attache des branches entre elles durant de longues minutes, et transforme les racines d’arbres enchevêtrées en bureaux d’école horizontaux. Ici, l’apprentissage est tout autant mental que corporel : il s’agit de réapprendre à marcher, à nager, pour les enfants autant que pour la caméra, en constante exploration. La nature sauvage devient alors protectrice, constituant une alliée insoupçonnée contre la colonisation, et dans leur habitat pourtant précaire, les personnages paraissent bien plus épanouis que les habitants des Mourinoux. Là où les jeunes de banlieues du Croissant de feu s’imaginent revenir à la terre de leurs origines, pour les enfants de Mangrove School, la relation symbiotique à la terre est la condition de la survie.

Théodore Anglio-Longre

Prochaine projection : le 16 mars à 18h10 au Mk2 Beaubourg

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