Journal du Réel n°4

La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : des histoires de lutte, du Brésil à Hong Kong, du pétrole et du charbon, la tendresse des grands-mères et en bonus, John Zorn par Mathieu Amalric. 

  • Courts-métrages #5 : Dear Chantal de Nicolás Pereda (Mexique, Espagne, 2021), Agrilogistics de Gerard Ortín Castellví (Espagne, Royaume-Uni, 2022), Urban Solutions de Arne Hector, Luciana Mazeto, Minze Tummescheit et Vinicius Lopes (Allemagne, Brésil, 2022)

Étrange choix de la part du festival que de lier en une séance commune ces trois films, tant ils semblent n’avoir rien en commun. Incohérence d’autant plus flagrante concernant le cas de Dear Chantal, hommage pudique à la réalisatrice Chantal Akerman. Aucun point ne rattache ce très court poème – qui met à l’honneur la relation toute particulière entre la regrettée metteuse en scène et ses œuvres épistolaires – aux deux propositions suivantes : l’impression d’assister à une erreur de dernière minute.

Le lien créé ensuite entre Agrilogistics et Urban Solutions semble lui aussi complètement aléatoire. Mais, en y réfléchissant bien, c’est peut-être dans leurs oppositions flagrantes que se construit un dialogue. Urban Solutions, fabriqué à huit mains et qui met en scène les inégalités sociales au Brésil, se montre particulièrement bavard et criard, le tout accompagné par de nombreux effets de style tape-à-l’œil. Le sujet est pertinent, mais son traitement démontre encore une fois la difficulté qu’a le cinéma à confronter la pauvreté et la richesse (au moins le film aura le mérite de ne pas tomber dans le reportage « en immersion », caméra à l’épaule). Cependant, alors qu’il donne la parole à différents concierges d’immeubles et gardiens de parkings, une idée brillante émerge complètement du lot : ces habitants ont peu, mais surveillent les biens de ceux qui ont tout. C’est malheureusement lorsque le film compare la situation de ces pauvres gens à l’esclavagisme qu’il tombe dans une ennuyeuse facilité narrative et visuelle.

Agrilogistics est, au contraire, complètement dénué de dialogues, de voix off et de surimpressions artificielles. La première partie s’intéresse aux machines d’une gigantesque serre. Sans être explicitement critique, le réalisateur constate la disparition de l’homme, dont l’unique occurrence est une main gantée, presque fantomatique, remettant en place une autre main, cette fois-ci robotique. Mais, quand survient la nuit, le documentaire s’efface pour laisser la place à l’expérimentation et à une poésie surnaturelle. Des animaux, baignés dans une douce lumière rose, prennent possession des lieux et y réaffirment la toute-puissance de la nature : on croirait à une métamorphose animalière des machines. Le plan final, accompagné d’une musique aux contours publicitaires, rend la transformation du film tangible – le fantastique était là et a laissé son empreinte.

Théodore Anglio-Longre

Prochaine projection : le 19 mars à 15h50 au Mk2 Beaubourg

  • Dry Ground Burning de Adirley Queiros et Joana Pomenta (2022, Brésil, Portugal)

Deux sœurs style pétroleuses sont assises sur un matelas flasque et débobinent leur vie, en riant. Mais cette scène nodale du film – l’une des plus belles – n’a rien d’idyllique. L’aînée, Léa, sort de six ans de prison et est bien décidée à ouvrir un bordel. La benjamine, Chitara, gère d’une main de fer son gang de filles dans une raffinerie clandestine. Ce sont ces deux jeunes femmes que l’on suit au cœur de ce long-métrage, réalisé à quatre mains – ambitieuses ! – par le Brésilien Adirley Queiros et la Portugaise Joana Pimenta. Portrait ? Oui, à première vue. Les cinéastes s’attachent à dépeindre les deux rebelles dans leurs activités illicites avant de faire un pas de côté. Au-delà des deux héroïnes, ils proposent une grande fresque du Brésil sous Bolsonaro. Brasilia nous est ainsi montrée dans toute sa misère.

Parfois comparable au travail de Pedro Costa, ce long-métrage a tout pour plaire : une photographie léchée, des actrices non professionnelles fascinantes, des paysages incroyables et des scènes d’une grande force. Mais le film s’égare dans un montage parfois décousu, voire erratique. Ce chaos programmé a alors pour effet d’extraire le spectateur du film. Trop esthétisant, ce dernier reste, la plupart du temps, hermétique. Reste que, porté par ses actrices attachantes et même, à certains instants, bouleversantes, le film a quelques moments de grâce : Chitara qui monologue suite à l’arrestation de sa sœur, la réponse de cette dernière, l’intérêt porté aux soldats ou encore le récit de Léa de ses années en prison. Ce sont ces éclats que l’on emporte avec soi.

Romane Demidoff

  • Nachtlied de Baptiste Pinteaux (France, 2022)

Manette, seule dans sa petite maison faite de bric-à-brac au bord du ruisseau, contemple le tilleul qui a commencé à prendre des couleurs dorées. Baptiste Pinteaux filme sa grand-mère avec tout l’amour du monde, il l’écoute, en silence le plus souvent, et laisse la caméra posée là, pour une histoire au coin du feu, comme on en raconte aux enfants avant d’aller dormir. Nachtlied est conçu comme un film de personnage et se déploie au creux de l’intimité d’un bref séjour, sans équipe technique, sans effets de mise en scène. La petite dame aux longs cheveux blancs parle de ses morts qu’elle ne pleure pas, lit son journal extirpé de sa boîte aux trésors, comme elle l’appelle tendrement, chantonne en faisant revenir les filets de canard dans la poêle.

Parfois, la grand-mère et le petit fils nous laissent en plan, face à un fauteuil vide ou à un angle de salon, ou bien encore sur la terrasse orientée à l’est, enveloppés par un timide rayon de soleil automnal. Baptiste Pinteaux ne pose presque pas de questions, c’est Manette qui, un petit verre de whisky aidant, se met à raconter des histoires peuplées de noms qui ne nous disent rien. Sans nostalgie, sauf quand elle évoque une carrière avortée de chanteuse lyrique – ce qui explique sans doute la référence à Schubert dans le titre -, elle admet n’avoir rêvé que d’amour. Celui-là portait un prénom ridicule : on ne s’entiche pas d’un Jean-Claude. Trahie, trompée et trompeuse, Manette n’a jamais connu le cours paisible d’un mariage heureux.

Pinteaux ne fait ni le portrait d’une héroïne ni celui d’une douce et sage vieille dame. Lunatique et cruelle, Manette ne cache pas qu’elle préfère la compagnie des « choses » à celles des gens qu’elle a connus. De très tendres scènes de lecture à haute voix, d’écoute complice d’arias ravissants, rythment la visite du petit-fils. C’est peut-être dans sa bouleversante évocation d’un deuil qui n’a jamais eu lieu que le film touche le plus juste. L’envolée lyrique des derniers plans, tandis que Manette se rend auprès de son cher ruisseau, est accompagnée par un air classique postsynchronisé, à la différence de la plupart des morceaux que nous entendons dans le film. Une paisible image de cascade lie toutes les saynètes du film les unes aux autres dans une sorte de mélancolie secrète.

Marthe Statius

Prochaine projection : le 17 mars à 18h10 au Mk2 Beaubourg

  • Courts-métrages #9 : Home when you return de Carl Elsaesser (États-Unis, 2021), Devil’s Peak de Simon Liu (Hong Kong, États-Unis, 2021), Polycephaly in D de Michael Robinson (États-Unis, 2021)

Évacuons immédiatement le troisième film de ce programme, Polycephaly in D, tant il serait dommage de pervertir avec moult explications l’innocence et la pureté du premier visionnage. Le court-métrage de Michael Robinson est merveilleux, intrigant, époustouflant et réaffirme la toute-puissance des images de cinéma : à voir avec un œil vierge d’informations.

Les deux autres œuvres qui composent cette séance sont eux aussi d’une très grande richesse et ne palissent en aucun cas d’une quelconque comparaison avec le film dont nous venons de faire brièvement l’éloge. Home when you return forme une surimpression entre les mélodrames des années 50 (on pense évidemment à Douglas Sirk) et une expérience récemment vécue par le réalisateur, la mort de sa grand-mère. Deux films semblent se dérouler devant nous : un premier entièrement sonore, une conversation entre deux femmes tout droit sorties du classicisme hollywoodien, et un second entièrement visuel, prenant place dans la maison vide de cette grand-mère. Dans une lettre retrouvée derrière un tableau, la mère du metteur en scène narre les derniers jours de la doyenne : heureux et douloureux, tragiques mais aimants. Cette lettre/film qui rend hommage à cette inconnue, dont le nom se dévoile subtilement à la toute fin, prend son envol dans sa toute dernière scène, réunissant les deux faces du court-métrage et se concluant par cette magnifique idée : aux yeux de Carl Elsaesser, sa grand-mère sera toujours une flamboyante héroïne de mélodrame.

Le choc survient alors, sans transition. La douceur de Home when you return laisse place à l’agressivité de Devil’s Peak, sorte de journal d’images retraçant l’atmosphère de Hong Kong lors des manifestations de 2019. Bien que les marées humaines réprimées par l’armée chinoise soient peu présentes à l’image, la mise en scène déroutante de Simon Liu retranscrit à la perfection la douleur d’un peuple meurtri. Le film n’est que rarement agréable, et c’est tout à son honneur, tant les propositions visuelles et sonores (le bruit d’une sirène ressemblant étrangement aux protestations d’une foule) assaillent le spectateur rapidement épuisé. Dans cette folie à l’énergie infinie, le réalisateur nous rappelle que chaque élément du monde (un cageot de fruits, des feux de circulation, un homme attendant son bus…) peut devenir une puissante image de cinéma, pour peu qu’elle soit filmée, montée et étalonnée par un regard créatif et observateur.

Théodore Anglio-Longre

Prochaine projection : le 18 mars à 18h40 au Centre Pompidou

  • Anyox de Ryan Ermacora et Jessica Johnson (Canada, 2022)

On croirait à un nom de contrée lointaine ou de ville suspendue dans la montagne. Anyox désigne bel et bien une ville fantôme, mais son histoire est moins romanesque. Dès son ouverture, le film de Ryan Ermacora et Jessica Johnson est sidérant. Les terrils se détachent sur une forêt vert-de-gris embrumée, dans un silence assourdissant que vient rompre le moteur d’un quad, conduit par un ouvrier seul au monde. C’est comme si nous venions d’atterrir sur la lune. Anyox est une ville-usine abandonnée de dieu et des hommes depuis qu’on a trouvé dans ses sols un taux de minerai de cuivre anormalement élevé. Sur des microfilms, Ermacora et Johnson nous montrent une carte de la ville engloutie, avec son épicerie, sa centrale électrique, ses mines. Un peu comme dans le Nomadland de Chloé Zhao, les cinéastes font entendre les voix des rescapés ou plutôt des orphelins de la ville close.

De très longs plans fixes au présent et filmés en 65 mm, devant l’épaisse forêt, sur la « plage » noire de suie – c’est-à-dire la rive où l’on chargeait les bateaux – sont complétés ou expliqués par des archives des années 1920 à 1930. Ermacora et Johnson y ont travaillé pendant trois longues années et nous montrent à travers une visionneuse de documents, des lettres de messieurs très importants dépêchés par le ministère du Travail pour mettre un terme à une grève lancée par des frondeurs croates. L’ouvrier raconte le muselage de la presse contestataire, autrefois accessible à tous les travailleurs dans la salle de lecture, puis l’arrestation mystérieuse d’un syndicaliste. De son récit glaçant découle une plongée dans les mines où l’on croise les visages surexposés de travailleurs abrutis. La descente est accompagnée de sons métalliques lancinants.

Au présent, nous n’entendons que le ronron des machines survivantes. Le film est à la fois profondément désespéré et maladivement méticuleux : les coupures de presse, datées, nous indiquent les progrès puis l’échec de la grève. Jamais les obscurs propriétaires de la compagnie n’accèderont au statut de personnages, ils seront en fait à peine nommés. Toute la radicalité plastique du film repose sur l’économie de ses moyens : une palette chromatique essentielle (blanc, noir, vert), peu de son, une caméra vissée sur son axe. Elle rebutera sans doute certains spectateurs, mais c’est une vraie proposition esthétique, qui a le mérite de sortir Anyox des limbes.

Marthe Statius

Prochaine projection : le 16 mars à 20h15 au Mk2 Beaubourg

  • Zorn I, II & III de Mathieu Amalric (France, 2016, 2018 et 2022) – séance spéciale

Projetés pour la première fois en public en « séances spéciales », les moyens-métrages de Mathieu Amalric consacrés au musicien et compositeur John Zorn sont le fruit d’un travail de longue haleine. Depuis 2010, Amalric filme régulièrement le musicien au travail, en répétition, durant ses concerts et lors d’enregistrements. Mais les Zorn d’Amalric ne se limitent pas à un simple enregistrement vidéo du travail du jazzman : il faut voir ces trois films à la suite pour comprendre la réelle démarche cinématographique qui s’y joue. Le Zorn I se veut plus général sur l’œuvre et le travail du compositeur, puis peu à peu, la caméra d’Amalric se fait plus proche, plus intime, plus complice avec le musicien et ce rapprochement artistique entre les deux hommes se redouble d’un rapprochement thématique : les films se focalisent de plus en plus sur une seule œuvre du compositeur. La rigueur admirable du montage de ces images confère une réelle dynamique aux Zorn, et la création cinématographique semble accompagner – telle une basse continue – la création musicale.

Les Zorn capturent ainsi des moments de grâce où la musique émerge tantôt sous les archets d’un quatuor à cordes, tantôt sous les doigts de Zorn qui fait naître d’un grand orgue des sons inédits et magnétiques. Mais la subtilité du travail d’Amalric est de ne jamais chercher à mettre en scène un musicien en répétition, mais plutôt de rendre compte d’un processus de création. Dans les grands films consacrés à des peintres, les cinéastes ont eu le génie de ne presque jamais les filmer en train de peindre – que l’on songe au Van Gogh de Pialat ou à l’Andreï Roublev de Tarkovski. De la même manière, Amalric ne filme que très rarement Zorn en train de jouer de la musique, mais bien plutôt en train d’écouter ou de diriger sa musique. Cela donne lieu à des scènes magnifiques et bouleversantes où Zorn écoute un trio à cordes exécuter sa pièce Freud, ou encore cette séquence du Zorn II où, dans un plan serré sur son visage plongé dans une demi-obscurité, il suit la partition tandis que sa musique est jouée. Devant la caméra d’Amalric, l’homme s’efface au profit de la musique.

Cette plongée de plus en plus profonde dans le travail de répétition pour faire éclore la musique culmine enfin dans le Zorn III, presque entièrement consacré à une pièce pour piano et voix, interprétée par la soprano Barbara Hannigan. Le film saisit au vol les moments d’hésitation, d’appréhension devant cette pièce titanesque, tout comme les rires et la complicité entre les musiciens et le compositeur. Tout cela est bouleversant, et rarement la musique aura pris à l’écran autant de relief et de vie. Saluons enfin le remarquable travail d’Amalric, seul derrière la caméra pour réaliser le son et l’image. Avec les Zorn, Amalric signe une grande œuvre de cinéaste à propos d’une grande œuvre de musicien.

Tristan Duval-Cos

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