Journal du Réel n°5
La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : les forces vives de la jeunesse centrafricaine, un road-movie en forme de boucle temporelle, la nature, le rêve, le sommeil et des voix qui s’éteignent.
- Nous, étudiants ! de Rafiki Fariala (République d’Afrique Centrale, France, Arabie Saoudite, République Démocratique du Congo, 2022)
Ils sont jeunes, vifs, d’une beauté insolente et d’un optimisme décapant. Pour son premier long-métrage, Rafiki Fariala dresse un portrait dynamique de quatre étudiants centrafricains de l’Université de Bangui. Soirées entre amis, premiers flirts avec les jeunes filles du campus, angoisses avant que tombent les résultats des partiels, et volonté de changer le monde. Tout cela fourmille de vie, et la caméra de Rafiki Fariala épouse avec justesse les mouvements de cette jeunesse qui, sans se bercer d’illusions, veut rêver pour son pays à des lendemains qui chantent. Car si le film restitue la vitalité de cette jeunesse, il dresse en creux un tableau plus sombre de l’état de l’Université : bâtiments du campus et dortoirs insalubres, difficultés pour se nourrir sont les tristes aléas des études.
Dans cette perspective, Nous, étudiants ! trouve la note juste en mettant en scène les difficultés d’une jeunesse pourtant avide d’aider son pays – comme en témoigne cet échange entre un étudiant et sa professeure d’économie sur un éventuel et futur statut de « puissance émergente » de la République Centrafricaine. Ni misérabiliste, ni béatement utopiste, le film de Rafiki Fariala dénonce également la corruption et l’accaparement du pouvoir par une élite politicienne peu soucieuse des difficultés de la jeunesse. C’est à travers une chanson souvent entonnée par les jeunes que ce ressentiment envers les dirigeants est manifesté – manière également très cinématographique de scander le flux documentaire par des moments plus lyriques, où le tumulte de la vie s’apaise pour laisser s’élever la voix de la jeunesse. Mise en abyme de l’espoir et du renouveau, le jeune Aaron deviendra père de jumelles – évènement qui donne lieu à une scène de baptême d’une tendre drôlerie : harnaché sur une moto avec ses filles et sa compagne, il emporte dans un attelage baroque deux poulets et un chevreau.
Brandissant son titre comme un programme, Nous, étudiants ! fait enfin résonner une profonde solidarité – comme en témoigne un des derniers échanges entre les jeunes, au cours duquel Rafiki Fariala affirme notamment son désir de faire du cinéma. Bien sûr, on pourrait relever çà et là quelques mouvements maladroits de caméra, quelques plans peu travaillés, mais ce premier long-métrage recèle de belles promesses de cinéma. En sortant de la salle, on se surprend à fredonner les chants entendus dans le film, et l’on songe à ces jeunes qu’on aura regardés vivre avec tendresse.
Prochaine projection : le 17 mars à 19h à la BULAC (13e arr.) et le 18 mars à 21h au Forum des Images.
- Courts-métrages #3 : 7h15 – Merle Noir de Judith Auffray (France, 2021), Hors-titre de Wiame Haddad (France, 2021) et Intermède de Maria Kourkouta (France, Grèce, 2022)
Hors -titre, de par sa très courte durée, pourrait être vite oublié. Mais son intelligence visuelle – le simulacre d’une chambre parisienne des années 60 en pleine guerre d’Algérie – interroge le mensonge des images de cinéma. En choisissant sciemment de dévoiler la supercherie, le film parvient à esquisser une touchante vérité et à regarder cette époque trouble avec estime et compassion.
Les deux autres films qui composent ce programme ont en commun une vision apaisée du monde, un retour solennel à la pureté de la nature. 7h15 – Merle Noir suit un ermite et une jeune fille, passionnés scientifiquement (et bien sûr émotionnellement) par les oiseaux. Avec de nombreux appareils d’enregistrement sonores, derniers vestiges de notre société numérique, ils découvrent un chant qu’ils n’avaient jusqu’à présent jamais entendu. L’étude savante se transforme alors en véritable aventure, dont l’unique but est d’entendre cette poésie animale de vive voix – l’oreille dénudée de l’artifice. Le film est un peu didactique, un peu simple dans ses outils de mise en scène, mais parvient, au détour de quelques plans, à immerger le spectateur dans cette nature idyllique.
Le dernier court-métrage de cette séance, aisément le plus beau des trois, fait fi de toute narration, de toute fiction, et regarde, l’œil délicat, un chantier naval en Grèce. Le film a été tourné pendant sept ans, et pourtant, il en ressort un montage d’une impressionnante homogénéité : le claquement des vagues et le lent mouvement des bateaux deviennent intemporels. Maria Kourkouta provoque une douce rencontre entre l’image granuleuse (en 16 mm) et la matière abimée du bois, du métal et des corps. La forêt enchantée de 7h15 – Merle Noire semble répondre à la mer envoutante d’Intermède, les deux œuvres rendant poétiques la répétition et le quotidien, trop souvent désapprouvés. C’est pourtant en osmose avec le cycle éternel de la nature que l’humanité pourrait retrouver la sérénité.
- La lumière des rêves de Marie-Pierre Brêtas (2022, France)
Le synopsis et le titre ont eu de quoi m’inquiéter. Et voilà, me suis-je dit, après une journée bien remplie, ce film va être le coup fatal qui me plongera dans un profond sommeil. Car c’est bien ce dernier qui est au cœur de ce documentaire. Et plus particulièrement le sommeil paradoxal, stade particulier de l’endormissement dans lequel nous rêvons et dans lequel, d’après certains scientifiques, nous construisons une partie de notre mémoire et notre personnalité. Sujet passionnant, en somme. Mais comment filmer les rêves ? En guise de réponse à cette question, la cinéaste française Marie-Pierre Brêtas s’est concentrée sur l’homme qui a mis au jour le sommeil paradoxal et qui en a théorisé le fonctionnement : Michel Jouvet, qui a tenu un carnet de ses songes durant de nombreuses années.
Dans son cabinet de curiosité rempli de masques et d’objets aussi excentriques que poétiques – qui n’est d’ailleurs pas sans nous évoquer celui d’André Breton, exposé au centre Pompidou – le médecin fait défiler les pages de son carnet de dessins, racontant d’un ton tantôt amusé, tantôt nostalgique, ses rêves, mais aussi sa vie, ses amours, sa sexualité. Ainsi, les pigments des crayons colorent les images, qui défilent, toujours plus chatoyantes, parfois drolatiques jusqu’à l’absurde.
Comme un leitmotiv, la réalisatrice fait apparaître le bureau de Jouvet suite à son décès : vidé de tous ses trésors, de sa présence si particulière et de ses rêves, surtout. Surgissent pourtant, dans cet espace vide, grâce à un savant montage, des dessins du dormeur, dans une surimpression semi-transparente. La cinéaste donne ainsi l’impression que la présence humaine dans ce cabinet n’était elle aussi qu’un songe. Comme un parfait clin d’œil au célèbre mot de Shakespeare : « Nous sommes de cette étoffe dont les rêves sont faits et notre vie est entourée d’un long sommeil ! » Pendant la projection, on ne cède jamais à Morphée. On rêve, oui, mais les yeux ouverts.
Prochaine projection : le 18 mars à 14h10 au Centre Pompidou
- The Plains de David Easteal (Australie, 2022)
Le titre du film The Plains est une sorte de leurre puisqu’il ne sera question de plaines qu’à l’occasion de quelques rares échappées. En réalité, nous passons trois heures dans l’habitacle d’une voiture. The Plains repose sur un dispositif très simple : entre 17h et 18h, nous suivrons le trajet que fait Andrew pour rentrer chez lui – il est parfois seul, parfois accompagné de David, le réalisateur qui travaillait dans la même compagnie à l’époque. Easteal ne nous montrera jamais le point d’arrivée. La prouesse du film tient au rythme qu’il crée avec de très longs plans-séquences filmés de manière identique. La caméra de David Easteal est placée à l’arrière de la voiture, la mise au point se faisant sur le tableau de bord. Notre regard se fixe naturellement sur l’horloge numérique pour constater qu’au gré de la discussion entre Andrew et son passager, le temps passe. Cette inlassable répétition provoque tour à tour le rire et la torpeur, et attire l’attention sur les infimes variations qui ponctuent chaque trajet (un changement météorologique, des embouteillages, une conversation au téléphone, un itinéraire modifié).
Pour autant, The Plains ne se réduit pas à un éloge de la monotonie, parce qu’au cours de ces douze mois, des choses changent : la mère d’Andrew meurt, son épouse Cheri trouve un nouveau travail, David réussit l’examen du barreau. Nous n’accéderons jamais vraiment au monde extérieur qui n’existe que derrière la vitre avant d’une voiture, et se compose de feux qui passent au rouge ainsi que de tronçons d’autoroute. Il est parfois regardé d’en haut, par l’intermédiaire d’un drone avec lequel Andrew s’amuse beaucoup sur son temps libre, puis il apparaît sur un écran d’Ipad, que nous regardons avidement. L’autre personnage de ce film, c’est la parole, contenant mille fils narratifs qui resteront en sommeil. Andrew et son coéquipier parlent parfois d’amour et de mariage, ou bien du « choix philosophique », selon la formule du conducteur, de ne pas avoir d’enfants. Easteal tenait à ce que son superbe film soit vu en salle. Vissés sur notre siège, nous contemplons l’écran, qui devient le support de projections imaginaires, à la faveur de la divagation de nos propres pensées. L’expérience esthétique se charge de significations existentielles. Ainsi, l’espace clos d’une voiture et l’étau du plan-séquence ouvrent paradoxalement une voie royale à la rêverie et confèrent une dignité poétique à la vie ordinaire.
- Courts-métrages #6 : Third Notebook de Lur Olaizola Lizarralde (Espagne, 2022) et Le Chant des oubliés de Luc Decaster (France, 2022)
Les deux films du programme abordent en filigrane des questionnements politiques et sociétaux, mais en font un traitement radicalement différent. À la profusion de mots et au cadre minimaliste de Third Notebook se substitut le silence assommant et le gigantisme du Chant des oubliés.
Third Notebook convie son audience à une lecture de scénario, une actrice et sa cinéaste reprenant le journal de Yeyo, première femme dirigeante de l’armée indépendantiste de l’ETA, qui fut ensuite exilée au Mexique. Le cadre très épuré – une simple table et deux chaises éclairées par la lumière blanche émanant d’une fenêtre – permet de mettre en avant la force du texte, dont la voix d’Ana Torrent guide le récit. Le court-métrage témoigne de la puissance du cinéma à créer de l’imaginaire, du hors champ, les images plus ou moins abstraites se modelant lentement dans l’esprit du spectateur. Le traité politique très complexe devient vite abscons mais pousse à la curiosité et à la recherche. Au terme d’une vingtaine de minutes, la voix se fait parfois intelligible mais toujours hypnotique, si bien que son effacement soudain provoque une émotion toute particulière, ponctuée par un redoutable regard caméra final.
Le Chant des oubliés, qui relate la délocalisation d’une usine d’Argenteuil (avec pour conséquence le licenciement de tous les ouvriers), démarre-lui aussi par des voix, bien plus assourdissantes : le soulèvement des travailleurs. Mais elles s’évaporent bien vite, et le film prend un tout autre chemin, observant avec une certaine neutralité lé déroulement des évènements. Les machines s’éteignent progressivement, les humains disparaissent du cadre, l’usine se vide complètement. Dans son dernier acte, qui débarque un peu trop tardivement (alors qu’il produit les images les plus fascinantes), le spectateur assiste, impuissant, à la destruction, pièce par pièce, de ce colossal bâtiment. Dans cette saillie postapocalyptique, ne subsistent que le fracas et le déchirement du métal, symbole de la lente agonie de cette société ouvrière.
