Journal du Réel n°6

La 44ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se déroule du 11 au 20 mars. La rédaction cinéma de Zone Critique tient à cette occasion un journal des compétitions françaises et internationales. Au programme du jour : des frontières, des coutumes et les États d’Amérique. 

  • Ceux de la nuit de Sarah Leonor (France, 2022)

Le col de Montgenèvre, frontière entre l’Italie et la France, est un lieu historique pétri d’ambigüités. Un lieu de passage parfois mythologique (Hannibal le traversant avec ses éléphants), devenu aujourd’hui une frontière politique. Le jour, c’est une station de ski contrôlée par des investisseurs qui n’hésiteraient pas à détruire la flore pour y bâtir des hôtels et des casinos. Mais, la nuit, c’est une lutte humaine et sociale qui se joue dans l’obscurité. Des migrants, épuisés par leur long voyage, redoublent d’efforts pour échapper à la police et aux groupes néfastes qui tentent, par des moyens plutôt douteux, d’empêcher leur entrée sur le territoire. L’intelligence du documentaire de Sarah Leonor, c’est sa voix off, parfois écrite, parfois le résultat d’entretiens, qui est apposée sur des images, parfois de calme, parfois d’effondrement. Le sujet est évidemment essentiel, et même si le film enfonce à plusieurs reprises des portes grandes ouvertes, la thématique l’emporte à tous les coups.

L’histoire la plus poignante qui revient régulièrement, c’est celle d’une jeune femme, poursuivie par les forces de l’ordre, retrouvée noyée dans une rivière. Entre sa rencontre avec la police et le drame qui s’en est suivi, rien ne nous est indiqué. Est-elle tombée en échappant à ses poursuivants ou a-t-elle été tuée ? Beaucoup de questions pour peu de réponses… Sur un mur est taguée cette phrase lourde de sens : « la frontière a tué ». Car après tout, même s’il s’agit d’un accident, le dur trajet imposé par la répression migratoire est le principal responsable de cette mort. Dans sa plus belle scène, le long-métrage entre dans un cimetière fleuri, puis passe une porte dérobée qui mène à une annexe désemplie. Tout au fond, une tombe, isolée, sur laquelle trône une simple croix de bois, sur laquelle est indiqué le nom de la victime. Par-delà la vie, cette jeune femme restera encore et toujours isolée, apatride. La fin du documentaire regarde avec tendresse les animaux qui ornent le col, et surtout les oiseaux. Avec ces quelques plans, Ceux de la nuit nous rappelle que l’être humain était avant tout un être nomade, obligé de se mouvoir dans le monde, de traverser les frontières.

Théodore Anglio-Longre

  • Courts-métrages #8 : Caught in the Rain de Mieriën Coppens et Elie Maissin (Belgique, 2021) ; The Raw and the Cooked de Lisa Marie Malloy et Dennis Zhou (Taïwan, 2022) ; Domy+Ailucha : Ket Stuff ! d’Ico Costa (France, Portugal, 2022)

Passons rapidement sur le dernier court-métrage de cette série, Domy+Ailucha : Ket Stuff ! d’Ico Costa, son absence totale de trame narrative et ses plans tournés avec le talent d’un vidéaste amateur sortant éméché de boîte de nuit. Tout le monde regarde la caméra, mais personne ne semble avoir songé qu’il fallait, pour faire un film, un regard derrière la caméra. Le seul mérite de ce film est in fine de fournir un bel exemple de la différence qui réside entre filmer et faire du cinéma : ce n’est pas parce qu’il est aujourd’hui aisé de produire des images que ces dernières constituent de facto du cinéma. Il se dit que pour passer de l’un à l’autre, il existe la mise en scène.

Avec Caught in the Rain, Mieriën Coppens et Elie Maissin livrent un court-métrage singulier et très subtilement mis en scène : des plans géométriquement découpés restituent le rude travail d’ouvriers sur un chantier. Mais l’essentiel se joue en-dehors du cadre : ces ouvriers que l’on devine sans-papiers ou non déclarés ne cessent de scruter leur environnement comme si un danger tapi dans l’ombre les guettait. L’usage du hors-champ fait planer sur Caught in the Rain une atmosphère d’angoisse, redoublée par le bruit en arrière-plan d’un crachin insidieux. Face à cette sourde et indistincte menace, on se met à trembler avec ces hommes. En 21 minutes, et sans que rien ne soit montré, une tension dramaturgique est instillée avec brio – un grand geste de cinéma.

Reprenant le titre d’un ouvrage de Lévi-Strauss, The Raw and the Cooked propose une incursion sur la côte orientale de Taïwan. Une famille aborigène sort à la nuit tombée pour chasser des escargots. À travers des plans serrés sur les visages scrutateurs, les mains laborieuses et les corps en mouvement, on remarque que la quête nocturne d’escargots est l’apanage des femmes, là où la découpe de viande crue est dévolue aux hommes. Lévi-Strauss avait remarqué que les représentations totémiques de certaines peuplades dites « primitives » constituaient « un code permettant de passer d’un système à un autre » (La Pensée sauvage, chap. 3, éd. Plon p. 120). Or, ces représentations totémiques vont de pair avec une série de prohibitions et de prescriptions alimentaires. Si le film prend pour sujet central les pratiques culinaires – d’où la grande cohérence des plans sur les escargots cuisinés et la viande disséquée –, c’est qu’il représente entre les lignes l’effort de ces aborigènes pour transmettre leurs traditions et leur dialecte. Le film de Lisa Marie Malloy et Dennis Zhou prend ainsi le sens d’un hommage cinématographique à ces coutumes ancestrales qui perdurent et tentent de trouver leur place dans le nouveau système de la modernité. Une belle ode à la diversité de l’humanité.

Tristan Duval-Cos

Prochaine projection : le 18 mars à 16h40 au Mk2 Beaubourg

  • The United States of America de James Benning (États-Unis, 2022)

Dire du nouveau film de James Benning qu’il inscrit les territoires américains dans une singulière expérience de la durée, c’est paradoxalement ne rien dire du tout. La forme du plan fixe, calibré sur un peu moins de deux minutes, qui se décline en cinquante vignettes de l’espace américain, est d’une aridité redoutable. Prétendre y trouver un plaisir plastique pur relève, ou bien de la posture d’esthète, ou bien d’une tendance masochiste. Les États apparaissent par ordre alphabétique – de l’Alabama au Wyoming – et, comme si nous étions à la place des étudiants de Benning lors d’un de ces fameux cours portant sur l’exercice de l’attention, nous sommes forcés à contempler une image. La coupe franche entre deux plans ménage une courte pause. C’est toute une gymnastique réflexive qui se met en route. Nous nous demandons par exemple pourquoi Benning choisit de filmer un nuage pour représenter l’Ohio. Lorsque le drapeau américain flotte dans le ciel du Connecticut, nous sourions, un peu agacés par la pesanteur du symbole, en songeant à ceux qui l’ont brandi, à la fin de la présidence de Trump.

Au gré des images de forêts enneigées dans le Montana, de yachts en Floride, de flots calmes au Massachusetts, c’est aussi la question de la valeur cinématographique de l’espace américain qui se pose. Autour de l’idée de la représentativité de tel ou tel objet dans le champ pour symboliser un État, Benning interroge le sens de nos propres projections sur ce que nous entendons par « Amérique ». Une fois passée l’angoisse liée à la rigueur du dispositif, on apprend effectivement à regarder. À l’affût du moindre mouvement, nous voici confrontés à une raffinerie de pétrole mélancolique ou à des tournesols boudeurs. Et il faudra pourtant bien s’installer dans la durée du plan. Benning a un talent inouï pour la composition et un sens épatant de la représentation des grands espaces, qui mettraient un certain John Ford au tapis. The USA, c’est aussi des vignettes dépeuplées d’un pays en pleine pandémie. Puisque le moment est grave, une mise en perspective historique est de rigueur : quelques plans sont accompagnés d’extraits sonores venus du passé. Pêle-mêle : Eisenhower alors que nous voyons la maison de Reagan, Gregory Peck ou encore un militant pour les droits civiques. L’avant-dernier carton du film n’est pas seulement une plaisanterie snob, elle prolonge et approfondit de nombreuses questions posées par le film. Cela dit, pour un film dans lequel il ne se passe rien, quel twist !

Marthe Statius

Prochaine projection : le 19 mars à 15h au Forum des images

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