Alors que le festival Cinéma du réel touche à sa fin, la rédaction cinéma de Zone Critique a tenu à revenir sur quelques moments forts de cette 44ème édition. Avec un petit pincement au cœur toutefois, tant les films en sélection française et internationale nous ont parfois profondément touchés. 

Après une 43ème édition qui avait eu lieu en ligne, revenir dans les salles pour voir des œuvres aussi essentielles que Mr Landsbergis, a été source d’une grande joie. Des films fleuves comme celui de Sergueï Loznitsa méritaient vraiment d’être vus sur grand écran et avec un public, pour partager une expérience commune qui entrait douloureusement en résonance avec l’actualité du conflit en Ukraine. Deux ans ont passé depuis le début de la pandémie et les films qui nous ont marqués ont souvent rendu hommage à une jeunesse furieuse, à un désir puissant de renversement de l’ordre établi.

Jeunesse au créneau

Dans Nous, étudiants !, la jeunesse estudiantine de République centrafricaine, clame haut et fort son sentiment d’abandon dans les locaux sordides de l’Université. Boum Boum prend le pouls de la révolte des Gilets Jaunes, sur fond d’histoire d’amour, tandis que Mangrove représente une bande de gamins combattifs construisant des écoles au beau milieu de la forêt. Enfin, il y a quelque chose d’un rêve révolutionnaire avorté dans Relaxe, qui met en scène la politisation de la jeunesse, à l’heure où on l’accuse sans cesse de nombrilisme et d’indifférence à l’égard de la chose politique. De même, Le Croissant de feu s’appréhende comme le portrait mélancolique d’une jeunesse désabusée dans les cités, preuve que le documentaire politique a fait apparaître de nouveaux sujets, de nouveaux personnages au cinéma, tout en réinvestissant des formes relativement classiques du genre. Sans grandes inventions formelles, Le Croissant de feu parvient à renouveler le genre du film à ambition sociologique, qui s’attache à la peinture d’un milieu, en évitant le piège de la caricature, ainsi que celui d’un cinéma aux codes depuis longtemps éculés, comme dans Bac Nord (2020).

Les traces de la mémoire

Jeu de va-et-vient permanent entre l’exhumation d’un passé et la vitalité des temps présents

Cette 44ème édition a été marquée par un jeu de va-et-vient permanent entre l’exhumation d’un passé, d’une mémoire commune, et la célébration de la vitalité des temps présents. De nombreux films se sont emparés d’images d’archives, comme Mr. Landsbergis ou bien Navigators, pour mesurer la trace, ou plutôt la blessure encore vive, que constitue l’histoire récente de la Lituanie ainsi que la lutte acharnée menée par les États-Unis contre des opposants anarchistes. D’autres œuvres se sont intéressées au passé industriel. Ainsi, Anyox, Le Chant des oubliés ou Agrilogistics ont pris le parti d’enquêter sur des territoires industriels pour les doter d’une valeur poétique nouvelle, flirtant parfois avec l’écriture fictionnelle, transformant les machines en animaux inquiétants. Plus largement, nous avons été frappés de voir autant d’œuvres consacrées au souvenir des disparus, des œuvres qui prennent le temps d’entendre la voix des personnes âgées, comme pour mesurer ce qu’elles peuvent encore nous apprendre. Dans Lettres de Didier, Home when you return, ou Nachtlied, nous voguons sur le Léthé tout en prenant conscience du pouvoir d’embaumement que contient le cinéma. C’est toute la mémoire des défunts, des héros et des individus romanesques qui a été sauvée in extremis.

Brouillages

D’un point de vue formel, le plan fixe est à l’honneur, ouvrant une réflexion nouvelle sur la durée et sa valeur cinématographique, en lieu et place de coupes franches et d’un rythme effréné, où l’on peine à retrouver son souffle. C’est particulièrement frappant dans les boucles temporelles que construit The Plains. Cependant, le plan fixe n’a pas fait obstacle à une recherche sur le rythme, ses ruptures et toutes les discontinuités qui en découlent. Les films ont souvent mêlé plusieurs régimes temporels, comme dans Les Voix croisées, comme si toutes les révolutions, grandes et petites, au passé et au présent, alimentaient le flux continu de l’Histoire. À ces ruptures temporelles se sont ajoutées des ruptures des cadres spatiaux. L’unité de rythme et de lieu a laissé place à une coexistence de plusieurs régimes de visibilité comme dans Navigators, où les films de Buster Keaton accompagnent les images d’archives de l’expulsion des anarchistes. On a pu observer le même brouillage du statut de l’image d’archive dans Les voix croisées puisque les extraits de films expérimentaux des années 70 côtoient des images de guérilla, ainsi que des petits films pris sur le vif au Mali, au début des années 2000. Ce trouble concerne également les frontières entre le documentaire et la fiction. Le dispositif documentaire dans Langue des oiseaux ou encore Dry Ground Burning lorgnait manifestement vers l’écriture fictionnelle puisque les films élaboraient des personnages fictifs tout en apportant un grand soin à la trame narrative.

Correspondances

Expérience immersive, cinéma expérimental

Par ailleurs, nous entendons dans Anyox des sons métalliques et plaintifs, accompagnant des images d’archive dans les mines. La musique du film Les Voix croisées semble redoubler le mouvement de houle lorsque nous sommes sur une pirogue lancée sur le fleuve Sénégal. Dans d’autres films comme Nachtlied ou Boum Boum, la prise de son directe répondait au désir de concevoir une expérience immersive. Ce travail sur la matérialité du son caractérise des œuvres orientées vers le cinéma expérimental comme Afterwater, Polycephaly in D ou Lago Gatùn, où la dimension sensorielle a pris le pas sur des formes narratives plus classiques ou la tentation du film à thèse. Hors sélection officielle, le film en trois parties de Mathieu Amalric, qui rend hommage au saxophoniste John Zorn, témoigne d’un intérêt croissant du cinéma documentaire pour la musique. Les superbes images prises pendant les répétitions des concerts se sont insérées dans un montage lui-même musical. De musique, il est aussi question dans Where there is no more music to write, and other roman stories à travers le portrait du compositeur américain de musique expérimentale Alvin Curran, partisan de l’abandon pur et simple de l’écriture musicale au profit de l’exploration spontanée des possibilités musicales offertes par la vie alentour elle-même.

D’autres films se sont intéressés aux impressions visuelles suscitées par la musique, prenant ainsi la forme radicale d’expériences de synesthésie. Dans le très attendu The USA de James Benning, plasticien, cinéaste, mais surtout touche-à-tout, l’image cinématographique accède au statut de tableau selon des règles de composition picturale très strictes. Il brouille en même temps les frontières entre l’image-mouvement et la photographie. De la même manière, Les Voix croisées s’appuie sur de nombreuses photographies, montées dans une succession très rapide pour produire une impression de mouvement. Enfin, le dispositif théâtral sert de décor minimaliste au très réussi Mutzenbacher, qui interroge la possibilité de représenter et d’incarner le désir féminin quand on est un homme. Dans Hors-titres et Third Notebook, c’est le statut même de la représentation qui fait l’objet d’un examen critique.

Théodore Anglio-Longre, Romane Demidoff, Tristan Duval-Cos, Marthe Statius

Palmarès des rédactrices et rédacteurs

Mr. Landsbergis de Sergeï Loznitsa.

Afterwater de Dane Komljen.

Caught in the rain de Mieriën Coppens et Elie Maissin.

The USA de James Benning.

Mention pour la trilogie de Mathieu Almaric, Zorn I, II et III, présentée en séance spéciale.