Zone Critique s’arrête cette semaine dans la petite salle du Monfort, « La Cabane », afin de suivre l’adaptation originale du premier roman de Julia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, publié aux Éditions de Minuit en 2012 et mis en scène par Mélanie Leray. En alternant les supports, notamment la mise en scène théâtrale et le cinéma, la metteuse en scène livre une magnifique interprétation de ce polar complexe et déstructuré.

Double enquête : entre investigation extérieure et intérieure

Viviane est d’abord l’histoire d’une enquête qui tourne autour du personnage éponyme, une femme vivant seule avec son bébé et qui affirme avoir assassiné son psychanalyste un lundi 16 octobre à 18h30. Cette enquête policière marquée par la recherche du responsable s’ouvre rapidement sur une autre enquête, intérieure cette fois, une investigation sur les traces de la folie de Viviane. Dans un décor extrêmement minimaliste, Mélanie Leray tire le meilleur du roman en plongeant le spectateur directement dans l’espace clos de la chambre d’hôpital. Alors que le texte original ne fait entrer Viviane à l’Hôtel-Dieu que dans les trente dernières pages, la metteuse en scène choisit de la placer dans cette pièce sommaire dès le début du spectacle. Un choix judicieux puisqu’il permet de créer visuellement une réelle scission entre l’intériorité de Viviane qui se joue sur scène et les souvenirs projetés à l’écran. Ainsi, la brillante Marie Denarnaud nous offre deux points de vue sur le personnage, celui du film aux allures de polar qui plonge Viviane dans les souvenirs du crime qui lui restent — ou qu’elle interprète à sa façon — et celui de la scène où la comédienne parle finalement assez peu pour laisser place à un autre langage, l’expression d’un corps qui crie la détresse.

La folie s’immisce en elle comme un poison et l’enferme en elle-même, et dans cette chambre

Dans LeThéâtre et son double, Antonin Artaud écrit : « ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ses possibilités d’expansion hors des mots, de développement dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité » ; et cela prend tout son sens dans Viviane. La parole apparaît à plusieurs reprises insuffisante et doit nécessairement céder la place aux mouvements du corps et aux silences bruyants. En suivant Viviane sur le plateau, le spectateur se retrouve confronté au cheminement intérieur du personnage qui, en rejouant les scènes, interroge sa propre déflagration. La mort de sa mère qu’elle adorait et dont elle ne semble toujours pas avoir fait le deuil, le divorce avec Julien et surtout le rapport ambivalent qu’elle entretient avec son enfant sont autant d’éléments qui débordent et finissent par la contaminer entièrement. La folie s’immisce en elle comme un poison et l’enferme, de facto, en elle-même, mais également dans cette chambre qui a toutes les caractéristiques d’une prison.

Temporalité fragmentée : une rupture des repères

Le roman fait preuve d’une réelle inventivité en matière d’écriture de la temporalité. Le temps, en effet, devient de plus en plus flou à mesure que l’intrigue évolue. Comme Viviane, le lecteur se perd dans cette histoire qui finit par la ronger de l’intérieur. À travers le double support — théâtral et cinématographique —, Mélanie Leray parvient à retranscrire cette temporalité fragmentée. En un sens, elle dépasse presque cela en déstructurant tous les repères du spectateur notamment par ce choix intrigant de placer Viviane dans la chambre d’hôpital dès le début. Ainsi, il apparaît de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux. A-t-elle réellement tué son psychanalyste ? Sa mère est-elle réellement morte ? Le procès a-t-il vraiment eu lieu ? Toutes ces questions traversent le spectateur qui s’interroge, tant le dispositif théâtral et cinématographique s’accorde bien à l’intrigue du roman de Julia Deck. Malgré une structure du récit ordonnée à l’image de l’enquête qui met à nu avec une précision clinique et froide, tout finit par devenir opaque. Viviane, en dépit de ses efforts pour revivre le scénario du crime, échappe et se perd dans un brouillard qu’elle partage avec le spectateur. L’intérêt de ce cheminement fragmenté est peut-être ailleurs, dans un espace qu’on ne voit pas directement.

Elle parle de la maternité non pas comme d’une chose merveilleuse, mais complexe, avec à l’horizon la possibilité d’un crime.

Un indice sur scène s’éclaire pourtant au fur et à mesure que la pièce progresse et s’assombrit en même temps : la sculpture en pierre figée de l’enfant. « Depuis un bon quart d’heure, le bébé s’emploie à élucider le mystère des causes et des conséquences » peut-on lire à la page 118 du roman. La victime n’est peut-être pas celle que l’on croit… À propos du rapport que Viviane entretient à la maternité, Mélanie Leray s’exprime en ces mots : « Le lien que Viviane entretient avec son bébé est très ambigu. Cette façon de parler de la maternité non pas comme d’une chose merveilleuse, mais comme de quelque chose d’autrement plus complexe, avec à l’horizon la possibilité du crime ». Au spectateur d’en juger, mais force est de constater que les indices s’accumulent sur scène et le regard vide de Viviane est plus parlant que les mots.

Littérature, cinéma, théâtre : une adaptation polymorphe et sublime

La comédienne s’approprie tous les supports dans une performance totale

L’alternance des supports n’est pas une nouveauté dans le travail de Mélanie Leray. Cependant, elle se prête parfaitement à l’intrigue de Viviane en permettant la création de deux espaces distincts : l’hôpital qui revoie au réel et le film à la fiction des souvenirs du personnage. Une caméra est également présente sur le plateau et projette les images à l’écran tels des enregistrements d’archive judiciaire. Le talent de Marie Denarnaud est alors poussé à son paroxysme tant cette dernière s’adapte et s’approprie tous les supports. Qu’il s’agisse du cinéma, du théâtre ou encore du jeu théâtral qui répond directement au film projeté, la comédienne nous offre une performance totale qui impressionne par sa maîtrise quasi parfaite. Les images créées par la caméra sont sublimes parce qu’elles reproduisent à merveille l’univers du polar, notamment de films comme Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle ou encore Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kollek. Les flous et arrêts sur image font également penser au travail de la photographe Francesca Woodman, créant ainsi des plans d’une beauté qui frappe et qui bouscule. Cette pièce coup de cœur est un choc fulgurant à voir et à revoir.

  • Viviane, d’après Julia Deck mis en scène par Mélanie Leray, du 30 mars au 9 avril 2022 au théâtre du Monfort, Paris
  • Julia Deck, Viviane Élisabeth Fauville, Éditions de Minuit, 2012, Paris