Fraîchement restauré par les petites mains talentueuses de la Cineteca di Bologna, le troisième volet du triptyque néoréaliste de Renato Castellani, Deux sous d’espoir, ressort en salles, auréolé de sa réputation de palme d’or à Cannes en 1952 et d’un charme tout désuet.

C’est l’histoire d’un retour au pays et d’une malédiction. Antonio (Vincenzo Musolino), brave gaillard en marcel blanc, se fait acclamer comme un héros lorsqu’il revient de la guerre et traverse fièrement la placette du village de Cusano, en Campanie, dans l’arrière-pays napolitain. La mère, incarnée par une actrice non professionnelle, Filomena Russo, hurle de joie. Une fraction de seconde plus tard, dans un montage très serré, voici qu’Antonio se trouve acculé de toutes parts : ses sœurs et sa mère lui réclament de l’argent. En quelques plans, le décor néoréaliste est planté, il a pour particularité d’être à la fois méridional et paysan.

La pauvreté comme destin

La peinture de la pauvreté prend la forme d’une série d’épisodes désespérants et truculents. Antonio chômeur traîne ses guêtres comme les autres garçons du coin, le long du grillage sur la place principale, jusqu’à ce qu’on lui propose de menus travaux dont le gain misérable sera systématiquement prélevé de bon matin par une mère soucieuse de nourrir la famille – et de jouer à la loterie. Une voix off amusée redouble le caractère comique des épisodes, toujours plus rocambolesques, d’un commentaire ironique. Chez Castellani, la pauvreté n’est ni tout à fait sinistre ni franchement grotesque. Elle ne donne pas lieu à des sketchs comme dans certains films de Vittorio de Sica, elle ne fait pas pleurer dans les chaumières comme dans Rocco et ses frères de Visconti. En revanche, elle est un destin. Antonio, tout beau et brave qu’il soit, ne parviendra jamais à garder un emploi, pas plus qu’il n’échappera à sa mère édentée ou à l’étroitesse des ruelles de son village natal. Ce sont surtout ses tentatives que l’on suivra, de centaines en milliers de lires, d’un travail journalier à une occupation plus digne auprès du curé.

La force comique du film réside dans sa cruauté

La force comique du film réside dans sa cruauté : Antonio finit par trouver une source de revenus à Naples, après en avoir été chassé une première fois par la police qui trouvait louche qu’on prétende y chercher du travail, alors que les chômeurs envahissent chaque jour les places. Il doit amener des bobines de film d’un cinéma de banlieue à un autre en pédalant à toute vitesse sur une petite bicyclette afin que la séance commence à temps, pour ensuite aller donner son sang au fils malade de son employeuse, laquelle s’improviserait volontiers maquerelle. Vampirisé pour de vrai, nourri au bifteck matin et soir, qui améliore, parait-il, la circulation sanguine, Antonio s’engage dans la section locale du parti communiste. Il n’a pas de velléités syndicales, mais préparer la grève générale, ça rapporte quelques sous de plus… Au passage donc, le parti communiste italien prend une petite gifle, administrée par un Castellani décidément furibond. Là-haut, à Cusano, le curé que l’on croyait gentil parce qu’il avait donné sa chance au pauvre Antonio transformé en sacristain, le congédie sans solde après avoir eu vent de ses sympathies politiques. Non pas parce que le parti communiste pose problème, mais parce que Toto mange à tous les râteliers, or l’argent des fidèles ne saurait être gaspillé de la sorte. La petite gifle à l’église vient d’être flanquée.

L’amour comme malédiction

Ce fil narratif, trivial et picaresque, suffirait déjà à faire un bon film, mais Castellani y ajoute le délicieux récit d’une romance. Il manquait un amour impossible à ce tableau d’un retour désastreux. Sur l’éternelle placette, Antonio se fait aguicher par une sauvageonne, fille d’artificier, aux longues tresses mal peignées. À mi-chemin entre Fifi Brindacier et la Petite Fadette, Carmela jette son dévolu sur le beau soldat et décide de s’en faire aimer. Son amour fiévreux est une malédiction et condamne notre héros à une vie tourmentée. Elle arpente les collines peuplées de cactus en chantant ses mélodies infernales comme une sorcière qui vient de jeter un mauvais sort au pauvre Toto. Leur slapstick perpétuel remplace les scènes de transport amoureux, non seulement parce qu’ils ne savent pas parler d’amour, mais aussi parce que la misère sèche les jeunes cœurs.

Un film à la fois terriblement sérieux et fantaisiste

Ainsi, une succulente scène érotique se transforme en farce : les amoureux s’apprêtent à s’étreindre dans le grenier de l’église, mais une grande statue de vierge les réprimande en silence. Carmela fait le signe de croix avant de se détourner de l’icône pour se jeter dans les bras de son amant. Ils se chamaillent, se crient dessus, se font la guerre comme chien et chat jusqu’à ce que l’évidence de l’amour leur saute aux yeux. Cet amour impossible, faute d’argent et de bénédiction du père de Carmela, a l’ampleur d’une tragédie shakespearienne – Castellani réalisera ensuite une adaptation de Roméo et Juliette – tout en lui donnant un fonds social corrosif. C’est là le paradoxe d’un film à la fois terriblement sérieux et fantaisiste, acide et doux comme les sonorités du nom de la jeune fille, alors même que celle-ci passe son temps à vociférer. Maria Fiore a la grâce d’une enfant turbulente et le jeu outrancier d’une héroïne comique digne des meilleurs films hollywoodiens des années 40 lorsque par exemple, elle prétend vouloir se noyer dans une bassine d’eau après avoir été repoussée par son amant. La petite fiancée ruine un à un les plans savamment échafaudés par Antonio et s’en fait pourtant aimer davantage. Attachante et horripilante, Carmela est le pendant du personnage de la mère, comme si toutes ces femmes qui se crêpent le chignon en dialecte napolitain, étaient le vrai sujet d’un film profondément social.

L’espoir promis par le titre du film est un crédit pris sur un avenir hautement incertain. Pourtant, dans une joie exubérante qui explose à la faveur d’un acte de bravoure de notre héros d’occasion, les deux coquins font voler en éclats la valeur de l’argent, les conventions du mariage et les mœurs de l’Italie du sud des années 50. Cette fois-ci, pour de vrai, après d’innombrables runnings gags, Antonio va pouvoir quitter Cusano et gagner la rive d’une existence libre.

  • Deux sous d’espoir, un film de Renato Castellani, avec Vincenzo Musolino , Maria Fiore , Filomena Russo, en salles