Photo DR/Elyzad
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Bel abîme est le dernier récit de Yamen Manai  paru aux Éditions Elyzad– récit d’un cruel abîme ; d’un adolescent submergé de révolte par le mépris, inconditionnel. Son amour complet, fusionnel, pour Bella parvient, seul, à canaliser ce sentiment invasif. Mais voilà, Bella sera ce chien que l’on abat, « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple », et la rage si longtemps contenue de l’adolescent de s’abattre alors, de toute la puissance d’un désespoir.

Bel abîme est un récit parfaitement illustratif de ce pan déterminé de la politique éditoriale de la maison d’édition tunisienne Elyzad : maintenir et promouvoir des textes garants d’une pensée libre. Cet objet littéraire libère en effet ; il libère, librement, radicalement ; il offre une lecture tout autant sociologique qu’anthropologique d’une trajectoire, il se fait allégorie politique. La dimension nationale, si elle n’obstrue en rien l’universalité des questions que pose ledit récit, irrigue, de bout en bout.

Tel un fleuve rugissant

Ce récit se présente comme un soliloque vif ; à vif, à la syntaxe nerveuse, livré sans préambule ni mode d’emploi. Il débute par le refus, les vitupérations, les insultes proférés par un narrateur à l’endroit d’un Maître à qui celui-ci ne saurait jamais faire allégeance – soit à un avocat qui pourrait bien, précise d’emblée le narrateur, le « cogner, comme l’ont fait tous les autres » qu’il ne se soumettrait pas, pas même à l’appeler « Maître ». Ce mystérieux personnage concède, toutes brides abattues, qu’il pourrait à la limite, finissant par connaître mieux le juriste, en venir à l’appeler « l’enculé ». Le ton, rageur, est donné, et le Maître en présence n’est pas l’objet de la rage, mais l’une des pièces de gigantesques maux qui le subsument.

« Soliloque » : les réponses du juriste ne nous parviennent jamais. Le ressort narratif permet notablement d’immerger le lecteur dans une conscience qui déborde de toute part tel un fleuve rugissant, tout autant porteur que semeur de désordres. On apprend un peu plus tard que le narrateur a quinze ans. « À me voir et à m’entendre parler, je fais plus ? Ça, c’est indépendant de ma volonté, je ne l’ai pas choisi, pas plus que dans son arbre, un fruit choisit d’être ou non irrigué par le soleil. C’est la vie qui a décidé pour moi et je peux vous dire qu’à l’intérieur, je suis vieux de mille ans. »

Ce récit se présente comme un soliloque vif ; à vif, à la syntaxe nerveuse, livré sans préambule ni mode d’emploi

Bella, la Belle au-dessus de ce bel abîme

Le ton de l’adolescent n’acquiert une dimension empathique qu’au droit de son évocation des animaux et du misérable sort qui leur est réservé ; il conclut : « La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle compagnie. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays ».

Bella est la Belle au-dessus de ce bel abîme ; elle est le dernier rempart de l’innocence, face à la cruauté, face au tumulte de la société tout entière qui exécute les consciences des enfants, des femmes, des hommes, exécutant à leur tour ce qui fait un pays en une spirale assassine sans fins, sans fin, sans même que les armes n’aient à s’en mêler. Bella était le dernier rempart, le dernier, avant d’être exécutée : il ne reste plus rien : « Bella était mon amie, Bella était mon amour. Bella était tout ce qui a compté et qui ne comptera plus ».

La rage du narrateur s’est tragiquement répandue, elle a déclenché sa folie meurtrière ; il n’a pu supporter davantage la cruauté avec laquelle sa famille et une société, fière de sa perdition, ont pu accepter que Bella soit exécutée. L’absurdité du monde a achevé de laminer le cœur du personnage et a déclenché sa propre spirale absurde de maillon, à son tour agissant, de l’anomie généralisée.

Le roman de Yamen Manai symbolise l’échec d’une sauvegarde collective de figures du bien, mais aussi de celle du faible, honnies et sacrifiées par une société fondamentalement cruelle

Le roman de Yamen Manai symbolise l’échec d’une sauvegarde collective de figures du bien, mais aussi de celles du faible, honnies et sacrifiées par une société fondamentalement cruelle. On peut lire enfin dans la trajectoire de l’adolescent une âpre allégorie de la Tunisie post-Ben Ali, où l’assassinat du père est l’assassinat d’une figure paternelle au sommet de sa cruelle indifférence, mais aussi l’assassinat de l’arabité du narrateur – cette identité dont demeure piétinée toute promesse possible de réinvention.

Bibliographie :

Manai, Yamen, Bel abîme, éditions Elyzad, 2021.