Jusqu’au 19 avril, l’équipe d’Eddy D’aranjo a représenté Après Jean-Luc Godard – je me laisse envahir par le Vietnam, une ode au maître du cinéma. Cet étonnant spleen, osé et risqué, révèle les partis pris prometteurs de la compagnie Objet bleu et brutal.

“Nous n’avons pas retrouvé ce qu’avait été la nouvelle vague.”

Pas la peine d’espérer assister à une adaptation de l’œuvre du célèbre réalisateur, Après Jean-Luc Godard – je me laisse envahir par le Vietnam investit l’espace de création que laisse la sédimentation de ses œuvres dans la mémoire collective. Il ne s’agit pas de refaire, d’ailleurs, l’un des acteurs l’annonce : “Nous n’avons pas retrouvé ce qu’avait été la nouvelle vague.” L’équipe, composée autour d’Eddy D’aranjo, Clémence Delille et Edith Biscaro, formés au TNS, s’est livrée à l’exercice de style périlleux qui consiste à réaliser une œuvre pour en répondre à d’autres, naviguant dans un entrelacs de références bourgeoises et de figures d’autorité. Bien au-delà du biopic ennuyeux, l’ambitieuse compagnie Objet bleu et brutal propose l’invention de nouvelles formes de théâtralité, rien que ça. Pour ce faire, la troupe prend tous les risques. Elle mise sur un spectacle en deux parties, la première propose une fiction familiale autour du dépérissement de l’oncle Jeannot, (référence au film JLG /JLG), tandis qu’un deuxième temps nous convie à une réflexion autour de quatre photographies prises à Auschwitz par un déporté, membre du Sonderkommando. Bien qu’atteignant rapidement le point Godwin, ce travail est loin d’être à bout de souffle.

Spectacle généreux, voire théâtre fleuve (qui aurait dû durer six heures, mais qui n’en dure que trois sans entracte) cet objet théâtral nous submerge dans un imbroglio de paroles et de sons ayant un rapport plus ou moins proche avec le réalisateur. On y entend des extraits de textes d’Hermann Broch, d’Albert Kohn, ou de Manuel Vilas, tandis que résonne lentement les premières notes de la bande originale de Vivre sa vie (Jean-Luc Godard,1962), composée par Michel Legrand. Ces sources se retrouvent éparses, traitées dans des parties distinctes, ménagées sans transition à grands coups de fractures narratives et de distanciations brechtiennes où les acteurs commentent leurs propres rôles. Expérience infiniment perturbante pour le spectateur, ce qu’il croit être n’est pas, la fiction dans laquelle il s’immerge s’évapore : quand on imagine oncle Jeannot décédé en raison d’une mélancolique scène de déménagement, il réapparaît bientôt grabataire. Certes, de Jean-Luc Godard, on retrouve le goût du gros plan, l’amour du noir et blanc, dans À bout de souffle, et sans doute le lyrisme du drame intime. Mais le metteur en scène propose plus une mise en application de sa philosophe que de ses principes esthétiques.

Un spectacle manifeste

Eddy D’aranjo utilise Jean-Luc Godard pour annoncer la mort du théâtre comme ce dernier annonçait la mort du cinéma.

L’équipe est donc partie à la recherche d’une autre vérité, bien loin des déboires du mimétisme naturaliste, son travail échappe à l’art de l’illusion et du spectaculaire pour tendre vers une forme de réalisme qui montre à nu la réalité du plateau comme ces films de la Nouvelle Vague qui ne cessent de rappeler qu’ils sont des films. Cette vérité se dévoile dans un impressionnant travail sur l’énonciation, porté par les acteurs Majda Abdelmalek, Nan Mérieux, Volodia Piotrovitch d’Orlik, Léa Serry, Bertrand de Roffignac. À l’instar de Hypérion de Marie-José Malis, spectacle sur lequel Eddy D’aranjo a travaillé, les comédiens cultivent le non-jeu, ce qui fait entrer le spectateur dans une autre temporalité. Cela se marque par une prononciation lente, monocorde, particulièrement articulée. Puis, ce théâtre de la vérité devient théâtre documentaire dans la deuxième partie, monologue écrit et interprété par l’acteur-personnage, assistant à la mise en scène Volodia Piotrovitch d’Orlik, qui s’interroge sur l’impossibilité de représenter une guerre en prolongeant les réflexions de l’historien d’art Georges Didi-Huberman, dans Images malgré tout. Inspiré par le travail de Jean-Luc Godard sur la guerre du Vietnam, dans Caméra-œil, il reprend quatre photographies argentiques d’Alberto Israel Errera qu’il décrit, décortique lentement, qu’il recontextualise face caméra, filmé en noir et blanc depuis les coulisses, et projeté au-dessus de la scène, sur l’immense écran qui fait penser aux scénographies cinématographiques de Julien Gosselin. À travers ce discours, on comprend qu’Eddy D’aranjo utilise Jean-Luc Godard pour annoncer la mort du théâtre comme ce dernier annonçait la mort du cinéma : il s’agit de révéler les limites du plateau, du geste, du langage et de l’image, de se questionner sur les modalités de la monstration, sur les failles de la représentation.

Cet esprit critique sur l’art dramatique s’exprime dans la représentation des corps, à travers qui on revoit les profils des personnages âgés de Maguy Marin ou Beckett.

Premier spectacle de la compagnie Objet bleu et brutal, l’œuvre pose les jalons d’un manifeste de théâtre post-moderne, à travers ses procédés scéniques et ses représentations du corps. Créé à partir de la magnifique scénographie de Clémence Delille, qui s’apparente d’abord à un bureau, puis se délite en un non-lieu chaotique sur fond bleu, les membres de la compagnie se sont adonnés à une écriture de plateau autour du deuil. Il est prégnant que la dramaturgie du spectacle émane d’une symbiose entre le jeu et l’espace, d’une synthèse de matériaux documentaires et de littérature contemporaine, et d’un accord parfait avec les sons et les odeurs, la musique sourde et la sauge fumée qu’inhale le spectateur. Se jouant des conventions théâtrales, la scénographe et la régisseuse, assurent l’incroyable scène d’exposition qui ouvre la pièce par un discours méta-théâtral sur la constitution de la parole, tandis que le metteur en scène est évoqué tout au long du spectacle comme une figure fantomatique qui demande paradoxalement aux acteurs de ne pas jouer. Cet esprit critique sur l’art dramatique, ce recul, s’exprime dans la politique de représentation des corps, puisqu’est convoqué, en personnage central, un vieil homme infirme et son incontinence, à travers qui on revoit les profils des personnages âgés dans May-B de la chorégraphe Maguy Marin (elle-même inspirée de Beckett).

Quant au groupe, c’est-à-dire à la famille qui y est représentée, en bons dissidents des régimes hétéronormatifs, les acteurs ont tout fait pour éviter de reproduire le schéma de la famille nucléaire, d’où la centralisation autour d’un oncle sans enfant. L’œuvre sème le trouble même entre les genres, puisque, goût du mélo oblige, la pièce commence comme un drame larmoyant avec des accents fantastiques lorsque la femme de Jeannot apparaît, puis se termine dans une forme de cinéma documentaire, en passant par la performance contemporaine et l’attendue tirade face public. C’est ainsi qu’Après Jean-Luc Godard – Je me laisse envahir par le Vietnam prend tous les risques : celui d’être trop lent, trop verbeux, trop intello, triste et ennuyeux. Mais aucun de ces adjectifs ne saurait être reproché, tant l’accumulation de ces risques dramaturgiques converge, à l’inverse, à la création d’une théâtralité étrange et hallucinée, savoureuse et élégiaque, qui fait de ce travail l’une des plus intéressantes expériences de théâtre contemporain.

  • Après Jean-Luc Godard – Je me laisse envahir par le Vietnam, mise en scène d’Eddy D’aranjo, au Théâtre de la Cité internationale jusqu’au 19 avril 2022.