©Miliana Bidaut

Dans le cadre du festival JT22, qui présente des troupes fraîchement sorties d’écoles, Théo Askolovitch et sa jeune équipe issue de l’ESCA ont interprété La maladie de la famille M, dans une version française de la pièce de Fausto Paravidino. S’y dévoile, sur une scène baignée de la constante fumée des cigarettes et de l’hiver, un texte magnifique, tendre et lucide, qui sonne particulièrement juste à travers les corps et les voix de ces jeunes acteurices qui sûrement ont encore beaucoup à apprendre, mais au moins autant à offrir. Entre le deuil, l’ennui, les chagrins d’amour, le poids écrasant des responsabilités familiales, la tentation de l’autodestruction, on découvre un spectacle subtil et sensible, emprunt d’une vérité générationnelle portant toute la fraîcheur de la jeune création.

Un hic et nunc du vide

Une fenêtre suspendue évoque le temps : celui qu’il fait et celui qui passe – ou plutôt ne passe pas.

L’histoire se déroule comme un conte, dans une petite ville sans nom, une petite ville comme on en trouve dans tous les pays. Mais l’époque n’est pas à la marraine bonne fée – plutôt à l’ennui  post-industrialisation des zones rurales délaissées. Le récit est celui d’un témoignage : un médecin « de campagne » parti depuis en Afrique pour sauver des enfants de la dysenterie, choisit non pas de parler de cette lutte quotidienne contre la mort, mais d’une maladie bien plus insidieuse : celle du rien. Car dans cette ville oubliée du monde extérieur, peu de choses se passent, peu de mots sont échangés ; les corps et les esprits se délitent lentement, en silence et dans l’indifférence. Trônant au-dessus de la scène, une fenêtre suspendue nous évoque avec polysémie le rappel constant du temps : celui qu’il fait et celui qui passe (ou plutôt ne passe pas, ou trop peu), les deux se confondant dans des conversations qui n’aboutissent jamais. Une fenêtre qui évoque, peut-être surtout, l’attente d’un changement d’une nature inconnue, d’un événement quelconque qui briserait cette spirale d’agonie passive, d’un Godot dont on ne connaît pas même le nom.

©Miliana Bidaut

Depuis le public, l’humeur n’est pourtant pas à l’ennui ou au supplice – en témoignent les rires nourris de la salle. Les bons mots de Paravidino y sont certes pour quelque chose. Mais c’est avant tout une galerie de personnages si particuliers et en même temps si représentatifs (d’une époque, d’un lieu, de leur genre, de leur place dans la famille, etc…) qui font de cette pièce un divertissement efficace et intrusif, presque documentaire. Théo Askolovitch et sa jeune troupe semblent se retrouver dans cet univers et dans cette langue du quotidien, authentique et familière ; leur incarnation est émouvante et criante de sincérité. Avec leur peu de moyens ils créent, comme leurs personnages, des petits touts de petits riens.

« C’est bien le noir, on entend mieux »

(c) Miliana Bidaut

La famille M est donc malade. Mais de quoi ? Les réponses sont aussi diverses que les personnages : sénilité, indécision, cœur qui saigne par les oreilles, deuil, malade des autres… Bien des réponses pourraient être apportées. La famille prise comme unité, en revanche, présente un symptôme grave : celui d’une communication brisée. Chez les « M », les mots s’échangent mais l’échange ne se fait pas. Peut-être parce que la famille se divise entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, ou ceux qui « ont toujours été grands » et ceux qui « ont toujours été petits ». Je devrais d’ailleurs écrire « celles » qui écoutent et « celles » qui ont toujours été grandes, car, comme le souligne le texte, cette division intra-familiale est de nature genrée. La notion de « care » également : il y a celles qui étouffent de trop s’occuper des autres, et ceux qui assument de se regarder le nombril.

Si cette dynamique existe bien dans la pièce, les choses ne sont pourtant pas aussi simples qu’elles en ont l’air – la vie l’est rarement. Il se dit parfois plus dans les silences que dans les mots, en témoigne le téléphone qui ne cesse de sonner sans que personne au bout du fil ne prononce une parole : « c’est quelqu’un qui veut qu’on sache qu’il existe ». Habitant ce silence, une bande-son mêlant rap, R&B, tube de Claude François, chansonnette italienne ou encore opéra allemand est savamment choisie, portant le public plus loin dans l’émotion. Les dialogues saisissent alors d’autant mieux qu’ils percent cette chape de silence, et l’on est plusieurs fois saisiEs de la lucidité du propos de Paravidino, très contemporain et si universel à la fois.

Malgré toutes ses tensions, la famille aime… Et c’est bien le problème.

Ainsi, malgré toutes ses tensions, la famille aime… Et c’est bien le problème. Car l’amour se transforme en racine qui nous ancre en un lieu que l’on ferait parfois mieux de quitter. Piégés par ce qu’ils pensent se devoir les uns les autres, les membres de la famille M semblent tourner en rond, incapables de grandir, de changer… Jusqu’à heurter l’implosion.

  • La maladie de la famille M, de Fausto Paravidino, mise en scène de Théo Askolovitch. Reprise au Théâtre de la Reine Blanche (Paris) du 13 au 25 mai 2022.