Emmanuel Carpentier, auteur de La dernière farce, poète et philosophe, est l’un de ces dandys qui font vibrer l’âme du quartier latin. Son ouvrage, préfacé par le critique Yves Adrien, vient d’être publié aux éditions Hurle-vent créées afin d’assurer l’indépendance de la revue littéraire éponyme dans laquelle il publie ses poèmes. Une œuvre singulière et plurielle, à mi-chemin entre le poème en prose, l’essai philosophique et le témoignage autobiographique. 

L’illumination poétique ou le féminin sacré 

La plume de l’auteur subjugue dès le premier regard. Aérienne, empreinte d’une sensibilité pleinement féminine. La première partie de l’œuvre, Pertes, explore comme son nom l’indique la thématique de l’abandon amoureux, de la solitude et de l’absolu. C’est véritablement une ode à l’amour que nous livre Emmanuel Carpentier, un amour autant passionnel qu’intime, un amour écorché et mystique. Le lecteur s’interroge sur l’identité de l’auteur qui prend le parti d’écrire au féminin. Ce dernier épouse par sa plume l’esprit d’une jeune femme faisant le deuil de son amant. La ponctuation disparaît, se fond entre les lignes. Des tirets demi-cadratins sont parsemés au fil des mots en guise de virgules ou de points de suspension : “je me suis mise à concevoir cette âme sœur, à te dire que nous étions faits pour nous aimer, par-dessus tout, et qu’importait le contact de la chair quand on voyait encore des anges”

Tel un ludion suspendu entre deux univers, Emmanuel Carpentier oscille entre terre et ciel, entre féminité et masculinité.

L’encre dans laquelle il plonge sa plume prend source dans une spiritualité poétique, à mi-chemin entre

le symbolisme et le surréalisme. Tel un ludion suspendu entre deux univers, Emmanuel Carpentier oscille entre terre et ciel, entre féminité et masculinité. Les humains côtoient les anges. L’amour charnel se mue en foi divine. La réalité se fond dans un univers pétri d’hallucinations vaporeuses.

“nous n’avions en commun que les rêves, seuls les mots qui exprimaient un au-delà nous unissaient, on espérait partager le même ciel, on pensait que nos rêves seuls se rejoindraient – rassembler l’espace pour unir le pied du bureau et l’ampoule du lampadaire, en un seul nom”

L’inspiration d’André Breton et de Paul Eluard se fait ressentir, comme si Nadja et Nusch, songeuses,

s’apprêtaient à émerger des pages pour se dévoiler, nues, aux lecteurs. Ce sont pourtant les objets qui surgissent de l’imaginaire de l’auteur pour s’unir à la place des amants, comme si la réponse se tenait dans l’inanimé. Les réponses succédant aux questions, c’est bien ce qui semble hanter le poète, lancé dans une fuite éperdue de lui-même.

“Le jour puis la nuit, et toujours. Je ne pourrai jamais avancer sur une plaine lumineuse à l’infini. La nuit la couvrira. C’est la plus grande angoisse que j’aie pu concevoir.”

La parenthèse lyrique s’estompe rapidement pour laisser place à des sentiments torturés et amers. Emmanuel Carpentier n’a rien à envier au dramaturge Ionesco avec qui il partage cette quête effrénée de la lumière par delà les terrains vagues dans La Soif et la Faim. Une lumière intérieure qui s’éclipse un temps pour briller à nouveau d’un éclat infernal. Il perpétue avec brio la tradition archétypale du poète maudit.

Le pari de l’éclectisme philosophique 

L’auteur philosophe nous livre des réflexions sur le rapport au réel, l’existence et l’anéantissement de soi …

Emmanuel Carpentier a fait des études de philosophie et de cinéma. S’en suit une œuvre éclectique, où les disciplines artistiques se croisent pour n’en former plus qu’une. Le poète se fait peintre et la toile se fait manuscrit. L’auteur se refuse à hiérarchiser les arts, qu’il s’agisse de la littérature ou du cinéma, de la peinture ou de la musique tous genres confondus. L’auteur philosophe nous livre des réflexions sur le rapport au réel, l’existence et l’anéantissement de soi … A savoir qu’une des notions philosophiques de prédilection d’Emmanuel Carpentier est la fascination, avec tout ce qu’elle implique en matière de spiritualité et d’humanité. La dernière farce nous rappelle l’univers singulier et attachant des poètes modernistes du XXe siècle à l’instar de Pierre Reverdy et son culte poétique du regard. Le poète ne joue pas pour autant dans la légèreté. De la prose d’Emmanuel Carpentier se dégage une certaine désillusion, comme si les protagonistes de son œuvre avaient depuis longtemps dit adieu à certains pans de la réalité.

“je vois partout des peintures abstraites, plus rien de réel, seulement des assemblages d’éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais les peintres composent ainsi, on appelle encore cela des tableaux, on nous fait encore perdre le monde dans un cadre ; enfermé, le monde serait donc une notion de composition picturale”

La dernière farce est un ouvrage résolument moderne bien qu’ayant conservé l’essence de ce qui fait le charme suranné des écrits d’autrefois. De l’art abstrait au punk-rock, les références culturelles de l’auteur s’ancrent pleinement dans un XXe siècle qui s’éloigne inexorablement de la rive de notre ère contemporaine. L’influence de Ponge se fait directement ressentir dans la manière qu’a Emmanuel Carpentier de sonder les objets qui habitent son récit. Une esthétique également proche de celle des adeptes de l’Oulipo, tels Perec et Edouard Levé, qui se manifeste à travers une perception du monde pragmatique et sensible à la fois, à la frontière de l’art conceptuel.

“Ce qui s’écrit, c’est l’air entre Jan et le cendrier. L’être, c’est Jan, l’objet, son œuvre, c’est le cendrier. Il lui semble que ce petit récipient a une vie, qu’il est en vie. Tout l’acharnement dont il fait montre pour le remplir de mégots et de fumée, est vain.”

Une atmosphère nihiliste qui plane donc par moments sur l’œuvre de l’auteur et qui ne va pas sans contraster avec les élans lyriques et symbolistes qui marquent la première partie de La dernière farce. Cette dualité omniprésente est sans hésiter l’une des clés de compréhension de l’univers d’Emmanuel Carpentier. L’ouvrage s’accompagne par ailleurs de photographies en noir en blanc de Charlotte Courtois, toujours dans cette volonté d’opérer la synergie des arts.

“Je ne voulais pas que l’écrit prenne le dessus sur son support. Il fallait au contraire qu’il lui restitue sa force de n’être qu’un objet, une feuille même, c’est-à-dire infiniment plus puissant qu’un être vivant, l’homme ou l’animal, car il demeure inviolable, l’intérieur de son corps restera inconnu – il n’a pas d’âme.”

Une esthétique faulknérienne 

Des thématiques chères à Faulkner telles que la folie, l’enfermement et la cruauté humaine se retrouvent pleinement dans l’écrit d’Emmanuel Carpentier. 

Pour revenir sur les photographies de Charlotte Courtois illustrant La dernière farce, l’artiste dit ouvertement s’inspirer de l’univers de l’américain William Faulkner, prix Nobel de littérature et écrivain majeur du XXe siècle. Cette correspondance est d’autant plus intéressante que la plume d’Emmanuel Carpentier fait écho à plusieurs éléments de l’univers faulknérien. Un style puissant, empreint de profondeur comme de légèreté quand le besoin s’en fait ressentir. La dernière farce est par ailleurs un témoignage autobiographique, l’auteur nous livrant son expérience de l’hôpital psychiatrique, de la violence sociétale et de la souffrance passionnelle. Bien que divisée en deux parties principales, la structure de l’ouvrage demeure floue et l’auteur se joue de la logique mémorielle à la manière de Faulkner dans Le Bruit et la Fureur. Des thématiques chères à Faulkner telles que la folie, l’enfermement et la cruauté humaine se retrouvent pleinement dans l’écrit d’Emmanuel Carpentier.

“Beaucoup de lumière se réfléchit sur les murs hauts de neuf mètres, protégés eux-mêmes de l’extérieur par des grillages, formant deux clôtures séparées par des douves sèches.

La ville Lumière occupe une place considérable dans La dernière farce. Protagoniste à part entière, elle contribue à l’atmosphère vaporeuse et étrange du récit. On se croirait presque dans Midnight in Paris de Woody Allen ou dans le Paris rêvé d’Hemingway …

“les lumières de ville, des tours aux clignotants d’auto, c’est ça mes rêves”

L’auteur tient à l’alchimie de l’ordinaire et du fantastique, du vulgaire et du sublime … Une sensibilité hopperienne qui accompagne le lecteur tout au long de son immersion et qui peine à le quitter une fois le livre refermé. Emmanuel Carpentier est définitivement un penseur, un poète et un écrivain à suivre de près et qui séduira tous ceux qui cherchent de la beauté et de la profondeur en toutes choses. “le briquet, par sa perte, s’est changé en or, il attire toute mon attention, cet objet auparavant insignifiant, et la chambre aussi s’ouvre, elle est tout entière à redécouvrir”.

Bibliographie :

Carpentier, Emmanuel, La dernière farce, éditions Hurle-vent, 2022.