Mykola Mourachko

Le 5 mai les éditions Seghers ont réédité la poésie du poète ukrainien Taras Chevtchenko, sous le très beau titre Notre âme ne peut pas mourir, un ensemble de textes du fond de l’éditeur, traduit par Guillevic pour l’édition de 1964 et accompagné d’un avant-propos de l’inestimable André Markowicz. L’occasion de redécouvrir une poésie au souffle épique et politique.

« Vous, enterrez-moi, levez-vous,

Brisez enfin, brisez vos chaînes »

Un chant pour la liberté

Poète du XIXe siècle, grand romantique qui n’a rien à envier à la plume engagée d’un Hugo comme d’un Rouget de Lisle, Chevtchenko naît en Ukraine alors qu’elle appartient à l’Empire russe. On comprendra bien vite l’actualité de son hymne à la liberté et de sa défense du peuple ukrainien, lui qui incarne magnifiquement une poésie de la lutte contre la politique tsariste.

« Tu attends, sans doute, mon cœur,

Des temps durs ; n’attends rien de bon.

Pas la liberté désirée.

Elle dort. Le tsar Nicolas / L’a mise en sommeil […] »

Car c’est bien lui l’ennemi désigné, figure du pouvoir et d’un impérialisme inhumain, que le poète dénonce inlassablement :

« Tsar éhonté, tsar sadique et toujours

Le persécuteur de la vérité,

Tel tu fus, tsar, et telle fut ton œuvre. »

Il lui est alors interdit d’écrire. Une interdiction qu’il ne respectera pas, lors d’un exil de 10 ans : une plume de plus en plus critique, de plus en plus dénonciatrice, un chant pour la liberté, un hymne à l’espoir dans une force de la parole qui ne plie pas.

La violence de l’histoire ne se fera pas attendre puisqu’en 1847, Chevtchenko est arrêté et emprisonné à Saint-Pétersbourg pour s’être, notamment, engagé dans une lutte contre le servage. Il lui est alors interdit d’écrire. Une interdiction qu’il ne respectera pas, lors d’un exil de 10 ans, au fil d’une plume de plus en plus critique, de plus en plus dénonciatrice, qui se déploie comme un chant pour la liberté, un hymne à l’espoir dans une force de la parole qui ne plie pas.

« Lorsque le Dniepr emportera

Vers la mer bleue, loin de l’Ukraine,

Le sang de l’ennemi, alors

J’abandonnerai les collines »

La poésie devient, sous la plume de Chevchenko, un étendard qui veut devenir collectif, qui agrège à lui la communion de la révolte et parle pour qui ne le peut.

« Défenseurs de la sainte liberté,

Je vous guiderai, vous, hors des ténèbres,

Hors de la puanteur, de la prison,

En pleine lumière je vous mettrai,

Vos longues cohortes chargées de fer,

Je les exposerai devant les tsars,

Je les exposerai devant les hommes. »

Car il s’agit surtout d’affirmer une opposition radicale et intransigeante :

« Mais cela ne m’est égal

Que par des hommes faux, méchants

Notre Ukraine soit endormie

Et qu’après l’avoir dépouillée

Ils la réveillent par le feu.

Non ! Cela ne m’est pas égal. »

Un chant pour la vérité

Dans le même temps, l’écriture de Chevchenko cherche à renverser la propagande – mouvement dialectique – pour mettre en lumière la vérité : l’engagement du poète cherche surtout à dire, à révéler la violence du pouvoir, à démasquer pour tous la terreur de la politique tsariste.

« La vérité régnera-t-elle

En ce monde, parmi les hommes ?

Il faut que cela soit, sinon

Le soleil arrêtant sa course

Brûlera la terre souillée. »

Cette recherche de la vérité est aussi profondément nourrie d’une sentiment d’injustice, autant pour la situation du territoire que pour sa propre situation. Il envisage une postérité tue pour sa poésie alors qu’il est enfermé en prison, se vit condamné mais toujours en révolte :

« De ma vie ne restera pas

La moindre trace, pas de signe

Dans notre valeureuse Ukraine

dont la terre n’est pas à nous. »

C’est aussi pour lutter contre l’invisibilisation à venir – ou pressentie – que l’écriture poétique se dirige vers une recherche de l’émancipation et d’une émancipation collective, dans une saisie et une critique de l’histoire.

« Notre vérité dort, on dirait qu’elle est ivre,

Et pendant ce temps-là nos bourreaux nous maltraitent. »

Après tout :

« Puisque nous sommes éclairés,

Nous voulons éclairer les autres,

Montrer aux enfants ignorants

Le soleil de la vérité. »

Voilà le cri qui demeure celui d’une éternité de la poésie : retourner la dictature du mensonge et du faux, laisser fleurir au cœur des mots le vrai.

Une ode à la vie

Nourrir le territoire de la chose commune, redonner au combat politique sa vérité en dehors du vice de la manigance, du mensonge et de l’impérialisme.

Portée par l’énergie de la lutte, l’écriture de Chevchenko manifeste un appétit de vivre incroyable. Si elle recherche la communion, la communauté des hommes, c’est pour la fougue et la force qui portent chacun dans le mouvement du collectif. Une telle rhétorique puise dans la mémoire personnelle, dans l’amour comme dans l’amitié, pour nourrir le territoire de la chose commune, redonner au combat politique sa vérité en dehors du vice de la manigance, du mensonge et de l’impérialisme. Il dédie par exemple un poème à son ami Jacob :

« Mon bon ami Jacob, inoubliable ami,

Que ton âme toujours vive dans notre Ukraine :

Vole au-dessus des berges avec les Cosaques,

Cherche les tombes remuées parmi la steppe,

Verse de tristes larmes avec les Cosaques

Attends-moi dans la steppe à mon retour d’exil. »

Il chante une ode au pays, à la terre. Et l’Ukraine, terre de l’enfance et des racines, terre violentée, incarne l’objet aimé par excellence.

« Oh ! T’es-tu levée en Ukraine aussi

Là-bas les yeux bruns te recherchent-ils

Aussi dans le ciel ? Ou bien ils oublient ?

S’ils ont oublié, qu’ils s’endorment donc

Et sur mon destin qu’ils ne sachent rien. »

La foi en un avenir heureux – même si le poète s’y présage sacrifié – porte haut la parole :

« Nous nous souviendrons du Dniepr,

De l’Ukraine, des villages

Tout joyeux parmi les bois

Et des tombes dans les steppes.

Et de joie tout pénétrés

Ensemble nous chanterons. »

« Il veut une Ukraine indépendante. Il appelle le peuple à s’unir, à lutter. » Tels sont les mots de Guillevic dans sa préface à l’édition de 1964. Et si ces textes, évidemment, résonnent singulièrement aujourd’hui, ils témoignent surtout de l’énergie intemporelle de la poésie engagée et du souffle puissant qui anime Chevtchenko, à même de toujours rappeler que les mots et la littérature sont des armes à opposer à la violence du monde.

Bibliographie :

Chevtchenko, Taras, Notre âme ne peut pas mourir, éditions Seghers, 1964.