Dans son dernier livre, Une sortie honorable, publié chez Actes Sud, Éric Vuillard aborde le thème de la guerre en Indochine et des diverses responsabilités qui l’entourent. Comme toujours, il manifeste par les liens qu’il tisse une vision personnelle du rôle que peut entretenir la littérature avec l’Histoire, et de son engagement.

Un certain rapport à l’Histoire

Dans Une sortie honorable, Éric Vuillard s’intéresse à la guerre d’Indochine, et en particulier au rôle tenu par la France dans ce cadre. Les connaisseurs de son œuvre n’en seront nullement étonnés, puisque c’est bien le rapport à l’Histoire – à « notre » Histoire – qu’interroge l’auteur dans ses livres. La mention « récit », placée sous le titre de ses publications depuis de nombreuses années, vient souligner cet ancrage voulu dans le réel, ou plus précisément dans une investigation du réel, afin de le questionner, de le figurer dans une perspective différente. Vuillard donne à voir des contrepoints historiques qui lui appartiennent et font la part belle aux opprimés. Il veut par ce biais montrer les mécanismes des pouvoirs ; comment certains intérêts se portent, peut-être, non pas seulement contre un peuple, mais surtout contre le bien commun et pour le bénéfice de quelques-uns. Il ne faut cependant pas négliger le geste esthétique qui sous-tend cette démarche : si chacun se fera l’analyste du rapport à l’Histoire que définit Vuillard, c’est bien une singulière puissance narrative qui porte cette vision des choses ; c’est elle encore qui nous enveloppe et nous transporte aisément de la première à la dernière page, de scène en scène qui, juxtaposées comme dans une chambre d’écho, forment sens.

Des liens électifs

Ce qui frappe d’emblée, dans Une sortie honorable, c’est la façon dont l’auteur se positionne par rapport aux événements. Nous nous situons avec lui dans les plis de l’Histoire – ce qui habituellement n’est pas nécessairement mis en avant, ou pas de cette manière. Tout cela débute d’ailleurs dans les plis des pages d’un guide de voyage sur l’Indochine, daté de 1923 : dans celui-ci, en vis-à-vis, se trouvent un lexique à destination des vacanciers français en Indochine (comprenant des injonctions que l’on peut donner lorsqu’on veut se faire conduire à tel ou tel endroit sur place) et la publicité d’un armurier du centre de Hanoi (à l’intention des chasseurs et des touristes). On aperçoit déjà ici la méthode employée : juxtaposer des faits pour les relier afin de mettre en évidence la vision d’une époque, et ce qui s’y produisit.

Vuillard donne à voir des contrepoints historiques qui lui appartiennent et font la part belle aux opprimés. Il veut par ce biais montrer les mécanismes des pouvoirs ; comment certains intérêts se portent, peut-être, non pas seulement contre un peuple, mais surtout contre le bien commun et pour le bénéfice de quelques-uns

Dès lors, l’écrivain tisse une toile : il veut établir des correspondances entre les faits pour reconstituer un autre sens, insister sur l’interprétation d’événements. Il sera d’abord question de la visite d’une plantation Michelin suspectée de mauvais traitements envers les coolies, réduits à travailler sur place, tentant de s’enfuir au vu de ce qu’ils subissent. Le constat de cet état de fait, lorsque l’administration coloniale fait une visite de contrôle en 1928, n’y changeront rien. D’ailleurs, cette même année, « l’entreprise Michelin f[a]it un bénéfice record de quatre-vingt-treize millions de francs. » Il sera aussi question des débats à l’Assemblée nationale en 1950, dont la majorité semble approuver la guerre en Indochine. Pierre Mendès France, contre l’opinion même de sa famille politique, proposera d’aller vers un accord avec l’Indochine. Le livre aborde plus loin les chiffres d’affaires importants réalisés par des sociétés françaises grâce à la colonisation de ce territoire.

Un réseau de relations s’établit ainsi, qu’il n’est évidemment pas possible de restituer ici dans le détail. Au fond, Vuillard met en avant ce qui relie ceux qui font partie des hautes sphères françaises ; la récurrence des mêmes se retrouvant, d’après lui, en de nombreux endroits : « Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, toute la masse d’intérêts, de fils reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titre de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts, fixer ne serait-ce qu’un instant la vérité monstrueuse, comme on raconte que juste avant de mourir emporté par un ouragan, l’on verrait, le visage criblé de pluie, les yeux mordus par le vent, l’œil du cyclone. » Au point qu’il s’agirait d’une étrange comédie : « Imaginez des acteurs qui ne reviendraient jamais eux-mêmes. Ils joueraient éternellement leur rôle. Le rideau tomberait, les applaudissements ne les réveilleraient pas. La salle vide, la rampe éteinte, la nuit tombée, ils ne quitteraient pas les planches. »

La guerre : les mots et le réel

On aperçoit également la guerre, sa justification par les Français, le ridicule de ceux qui la mènent, la proposition surréaliste des Américains de donner deux bombes atomiques à la France, la manière dont cela s’enlise vers une défaite, la débâcle finale (le point central autour duquel se concentre le livre étant la bataille de Diên Biên Phu).

On aperçoit également la guerre, sa justification par les Français, le ridicule de ceux qui la mènent, la proposition surréaliste des Américains de donner deux bombes atomiques à la France, la manière dont cela s’enlise vers une défaite, la débâcle finale

Le décalage entre ce qui est attendu par les forces françaises et la réalité du terrain se reflète dans le thème de la carte : « L’Indochine est à présent un simple fond de carte, [Navarre] en a repéré et localisé les fleuves, les montagnes, les immenses forêts. […] les conventions graphiques lui semblent lentement des réalités, et il glisse sans doute d’un monde d’étude à son fantasme. » Or, « (…) deux cent cinquante mètres de Viêt-minh, ça n’est pas du tout la même chose qu’un centimètre de papier. Au lieu de confectionner des cartes au vingt-cinq millième, l’état-major français devrait faire des cartes plus vastes que le vaste monde, où les rivières seraient plus infranchissables que les rivières et où les collines seraient plus accidentées que les collines. » De même que la théorie cartographique ne peut refléter l’immensité du réel, l’horreur même d’une guerre ne peut tout à fait être représentée autrement qu’in situ, dans le « pot de chambre » où se déroule la bataille : « On l’avait attendu l’affrontement, on l’avait crânement appelé, eh bien le voici ! Et comme d’habitude, c’est beaucoup moins drôle que dans les livres, beaucoup moins que sur les peintures, plus triste encore que dans les souvenirs. […] L’air est plein de fumée, on ne respire plus on tousse, on ne parle plus on hurle, on ne chante plus on crache. »

Cependant, si Navarre, commandant en chef des forces sur place, se dit qu’il a tout perdu au vu de cet échec cuisant pour sa carrière, il affirme cela contre un peuple entier selon l’auteur : « Mais il n’avait rien perdu. C’étaient les centaines de milliers de coolies qui avaient travaillé dans les mines ou les plantations, ce n’était pas lui, c’était l’armée populaire du Viêtnam qui avait perdu cinq cent mille hommes, c’était le pays occupé qui avait été ravagé, meurtri. » Et de conclure, de manière cinglante : « Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans, et des millions de morts, et voici comment cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène. Le déshonneur eut peut-être mieux valu. »

Parti-pris et engagement

Ce qui nous apparaît surtout, dans ce livre, c’est la force narrative du récit, la manière dont l’écrivain arrive à lier différents éléments et à les projeter comme un tout sensé délivrant son point de vue. En cela, son livre constitue un monde clos qui, se nourrissant lui-même, aboutit à une forme de perfection en tant qu’objet.

Par ailleurs, la vision historique qu’il exprime constitue un parti-pris dont on aura compris les tenants et aboutissants, et qui se fonde sur une forme d’engagement de l’auteur. En cela, les vues de l’historien ne rejoindront pas nécessairement celles de l’écrivain.

Ce qui nous apparaît surtout, dans ce livre, c’est la force narrative du récit, la manière dont l’écrivain arrive à lier différents éléments et à les projeter comme un tout sensé délivrant son point de vue. En cela, son livre constitue un monde clos qui, se nourrissant lui-même, aboutit à une forme de perfection en tant qu’objet

Vuillard explicitait dans une interview récente au Vent se lève sa posture profondément politisée, et donc la visée de son œuvre littéraire, faisant écho au monde contemporain : selon lui, aujourd’hui, les classes aisées parviendraient à protéger leurs intérêts contre les classes défavorisées, ces dernières faisant l’objet d’enquêtes approfondies contrairement aux premières. Il déclare en outre : « [L’Histoire] permet une enquête à la fois plus ouverte sur le monde, où les privilégiés peuvent être surpris, inquiétés, et où la vie peut être saisie largement. Et puis l’Histoire exige que nous prenions parti sur des faits, des événements, on ne peut pas se défausser ; il est plus facile d’embrouiller les choses avec la fiction. Au fond, le recours à l’Histoire est une nécessité dans un monde où le discours hégémonique est en apparence si dépolitisé, si neutre, si objectif, que toute littérature qui prétend se tenir à l’écart est en réalité une production officieuse, servile. Dans un contexte aussi rude, aussi glacé, l’écriture ne saurait être que politique pour être vraiment littéraire. »

Ainsi l’écrivain peut-il laisser libre cours à sa subjectivité ; et le lecteur, d’autre part, exercer la sienne.

Bibliographie :

Vuillard, Éric, Une sortie honorable, Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2022.