À l’occasion de la 75e édition du Festival de Cannes, Zone Critique vous propose son journal de bord, modeste recueil d’impressions, de réflexions, de souvenirs et d’oublis autour de films chéris ou, plus rarement, honnis, qui composent les différentes sélections cannoises. 

  • Frère et soeur d’Arnaud Desplechin (Compétition)

Tout Frère et soeur est déjà contenu dans son titre : Alice (Marion Cotillard) et Louis (Melvil Poupaud), la sœur et le frère,  couple nucléaire passé de la fusion à la fission, d’un trop plein d’amour à une haine sans borne, sans motif et sans fin. Frappés du sceau de la mort, Alice et Louis n’ont plus que deux territoires en commun, qu’ils habitent chacun leur tour : la souffrance, mutuellement infligée, et Roubaix, ville matricielle et maternelle. L’agonie de leurs parents à l’hôpital, suite à un accident – qui doit tout au fatum, la scène semblant sortir tout droit d’un Destination Finale – donne lieu à l’ultime règlement de comptes, à la confrontation sans cesse différée et sans cesse fantasmée, surtout par Louis. C’est que le cinéma de Desplechin a toujours été (au moins jusque Trois souvenirs de ma jeunesse) celui des petits garçons. Ici, la détestation originelle naît d’une frustration mythologique : alors que le prestige de la sœur – elle devient une actrice renommée – perturbe l’héritage agnatique, Louis voudrait réduire leur enfance commune à celle d’une race unique et exclusive, rétrécir le monde à la substance cellulaire, diminuer l’univers à leur règne monstrueux, à l’écart des lois humaines. Le versant incestueux de la relation fraternelle et sororale se comprend comme un cannibalisme, un appétit dévorant de la chair de sa chair, une soif insatiable du sang réservé. Il accouche d’un film difforme, impudique, inconfortable par endroits – souvent les plus passionnants.

  • Mon pays imaginaire de Patricio Guzmán (Séance spéciale)

Après une sublime trilogie cosmogonique (Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre, La Cordillère des songes), Patricio Guzmán revient à un cinéma documentaire plus explicitement politique avec Mon pays imaginaire, qu’il met d’ailleurs immédiatement en rapport avec LaBataille du Chili. Séparés par trois décennies, le coup d’état et la dictature fasciste de Pinochet, les deux films enregistrent un embrasement populaire, les germes et le bourgeonnement d’une révolution sociale. Mon pays imaginaire célèbre donc une contrée utopique, un territoire des possibles dont les fondations sont posées en même temps que les pavés sont arrachés par l’insurrection de la société chilienne : répartition des richesses, pluralisme, féminisme et lutte contre le patriarcat sont le terreau de la contestation, durement éprouvée dans une lutte acharnée contre les forces de l’ordre installé. Guzmán tente de saisir toute l’ampleur de l’événement, ce qui donne parfois au film une impression latente de surplomb et de généralisation. Pour compenser, le cinéaste utilise le dispositif de l’entretien, donnant – exclusivement d’ailleurs – la parole à des figures féminines du mouvement. Il échoue néanmoins à faire advenir de l’intime au cœur de la trajectoire historique et collective, les témoignages ne finissant plus par produire que du discours idéologique, dont la valeur performative reste incertaine. Quelque chose achoppe dans le passage du pays imaginaire au pays réel, dans l’inscription de l’utopie dans la contingence. Étrange par exemple que la rédaction d’une nouvelle constitution par une assemblée populaire, rapidement survolée, n’intéresse pas davantage Guzmán, qui semble préférer la pureté des symboles aux conditions matérielles de leur réalisation. Plus étrange encore, Mon pays imaginaire évince de son champ cinématographique – comme on éloigne un mauvais pressentiment – le spectre conservateur et réactionnaire, se refusant par là même à penser aux moyens concrets de le combattre.

  • Boy from Heaven de Tarik Saleh (Compétition)

Révélé par le passionnant Le Caire Confidentiel, Tarik Saleh en reprend le cadre cairote et le motif du complot, appliqué cette fois aux tractations politiques qui agitent Al-Azhar, l’université de référence de l’islam sunnite, à la suite de la mort du Grand Imam. Se servant de l’innocence du personnage d’Adam, fils de pêcheur et nouvel apprenti, le film, à mesure qu’il déroule son programme, ressemble de moins en mois à un récit d’infiltration et de plus en plus à un apprentissage patient et ordonné des véritables enjeux, qui s’adresse autant au protagoniste qu’à son spectateur. Cet exposé didactique, par souci de clarté, se refuse à entrer dans le détail de la mécanique institutionnelle, à décortiquer précisément les rapports de force, les débats théologiques et leurs implications religieuses, économiques ou sociales. Le tout n’est pas inintéressant, mais lorsqu’à la fin du film, Adam – qui aura eu toutes les peines du monde à dépasser sa fonction scénaristique pour accéder à une singularité intime – se voit demander ce qu’il a appris, on a un peu l’impression que la question nous est destinée.