À l’occasion de la 75e édition du Festival de Cannes, Zone Critique vous propose son journal de bord, modeste recueil d’impressions, de réflexions, de souvenirs et d’oublis autour de films chéris ou, plus rarement, honnis, qui composent les différentes sélections cannoises.

  • Pacifiction (Tourment sur les Îles) d’Albert Serra (Compétition)

Pacifiction, c’est comme le Port-Salut, c’est marqué dessus : Albert Serra embarque son cinéma dans un territoire encore inexploré, une fiction simultanément pacifique et nucléaire, dans laquelle le marlou Magimel, devenu De Roller, haut-commissaire de la République en Polynésie française, trouve enfin costume à sa juste mesure. Le film s’ouvre par un paresseux travelling horizontal, où des milliers de containers sommeillent, baignés des reflets sanglants du crépuscule. Tout le long, le métrage conservera ce rythme alangui et cette lumière délavée par la houle  et la fatigue d’outremer. Sous ses nouvelles latitudes, Serra procède à une déréliction totale de la narration, à un piratage permanent du réel, dont la vérité crue brille du miroitement chimérique de nos fantasmes les plus inavouables. Au royaume de l’ambigu et de l’indécis, De Roller règne de son génie machiavélique, séduisant tandis qu’il menace, enivrant tandis qu’il marchande. Riche idée de Serra que de faire d’un fonctionnaire, argotant une langue administrative – il faut “anticiper”, “réfléchir en amont”, “traiter les dossiers” –  un véritable trafiquant, déplaçant les opinions comme des objets de contrebande. On n’avait plus vu représentation aussi juste du fait politique et colonial depuis longtemps.

Toujours drapé dans un costume immaculé, lézard blanc et baron noir, Magimel/De Roller, aussi à l’aise à l’arrière d’un jet-ski que dans les alcôves des nightclubs, voit son quotidien tropical troublé par un soupçon d’inquiétude, prenant la forme d’une rumeur tenace : la France serait sur le point de reprendre ses essais atomiques dans l’atoll. Le récit passe de la corruption à la contamination, de la manipulation politicienne à l’arcanisme aveuglant. On voit alors le Haut-Commissaire, un peu désemparé, se lancer dans une enquête sur un scandale d’état – le film de Serra dialogue avec celui de Peretti – et tenter d’enregistrer un scintillement dans le noir de la nuit, d’éclairer à la lueur d’un faisceau faiblard l’immensité océanique de l’univers. Peine perdue dira Serra, dont le cinéma crépusculaire et hermétique, qui atteint avec Pacifiction son apogée érotique et ésotérique, continue son exploration fascinante du néant des êtres. Avoir conscience de ne rien y voir et filmer pourtant : signe des grands cinéastes.

  • Da-eum-so-hee (Next Sohee) de July Jung (Semaine de la critique)

Sur le papier, le second film de July Jung a tout pour plaire : suivant son personnage éponyme, jeune stagiaire dans un call-center en proie aux dérives du monde du travail contemporain, Next Sohee se propose de décortiquer la machine d’exploitation capitaliste, réaffirmant que non, décidemment, le travail ne rend pas libre – surtout pas les jeunes femmes. Promesses à moitié tenues, puisque la description des procédures quotidiennes n’occupera que quelques scènes, à haute portée narrative et symbolique. Chaque appel reçu et traité par Sohee fait ainsi événement et charge la barque du signifiant : insultes, harcèlements et autres joyeusetés viendront souligner à grands traits le caractère profondément misogyne de la société coréenne. Du caractère monotone, répétitif et aliénant du travail de Sohee, on ne verra pas grand-chose, la réalisatrice étant déjà fortement à construire son dossier d’instruction, à la manière d’Elise Lucet dans un épisode de Cash Investigation. Au mitan du film, Sohee se suicide. Arrive alors Oh Yoo-jin, inspectrice chargée de faire le jour sur la disparition de la stagiaire. S’ensuit une pénible répétition des enjeux de la première partie, dont le seul objectif est de sermonner, de faire à chacun des autres personnages – parents, professeurs, managers, les collaborateurs du système – une leçon de petite morale qui, si elle n’est pas suffisante, peut s’accompagner de grands coups dans la tronche, preuve s’il en est, qu’au cinéma comme ailleurs, les meilleurs principes ont parfois les pires défenseurs.

  • Mediterranean Fever de Maha Haj (Un Certain Regard)

Le monde allant très mal, les comédies de la dépression sont légion. Celle de Maha Haj débute par une scène intrigante : une femme est morte et Waleed, l’air contrit, annonce à son ami être responsable de la mort de la mère de celui-ci. Lequel de lui répondre, pas fâché pour un sou, que la responsabilité n’est pas si évidente à établir, que sa mère aurait pu aussi décider de ne pas se laisser se tomber, après tout. Une drôlerie rapidement évacuée par une justification scénaristique bien connue des cinéphiles – c’était un rêve ! – et qu’on cherchera désespérément dans le reste de Mediterranean Fever, dans lequel Waleed, écrivain raté en puissance, s’acoquine de son nouveau voisin Jalal, un peu truand sur les bords. Hormis quelques saisies bien senties autour du conflit israélo-palestinien, qui raviront les spectateurs géopolitiquement conscients, l’amitié incongrue des ces deux hommes que tout oppose (on a vu concept moins éculé) déploie un récit balisé sans aucune acidité.