Nous reprenons notre rubrique « Pastiches » avec une nouvelle série consacrée à la crise ukrainienne en publiant ce dimanche une parodie dEuripide. Sur les bords de la mer Noire, se désolant du massacre de Marioupol, Hécube se souvient du désastre de la ville de Troie, et déplore le retour constant de la guerre dans la vie des hommes.

Hécube

Malheureuses, quitterez-vous le silence où vous êtes prostrées ? N’êtes-vous plus en Ukraine, n’êtes-vous plus Ukrainiennes ? Les armes ont donc parlé, et il faut se soumettre ? Se livrer au sang et au souffle des bombes ? Faut-il que les arbres ne résistent pas à la violence des vents, quand le sort le décide ? Hélas ! Hélas ! Que peut encore crier celle qui voit ses enfants, son mari, son pays, périr ? Que dire ? Que faire ? Que raconter ? Que peut la voix anéantie au milieu des décombres ? Ô, gloire de mes aïeux, majesté des églises et des théâtres, que vous êtes faibles. Malheureuses, mon cœur fait trembler ma peau meurtrie, et obstrue un peu plus ma vue de rivières de sang. Le sang, toujours le sang, qui renouvelle mes lamentations. Mais quel charme peut-il y avoir pour les malheureux à faire retentir leur plainte !Ô vaisseaux rapides qui, en quittant les grands ports de Russie, d’une rage joyeuse, avivée des canonnades funestes, avez poignardé ces rivages, et ensanglanté ces ports, ces villes et ces vies ! C’est vous qui avez fait périr Marioupol, comme les Grecs avaient fait périr Troie ; c’est vous qui ramenez la pauvre Hécube malheureuse dans cet abîme d’infortune. Ô revoilà mon cruel séjour, celui passé sur Terre à toujours voir le sang couler sous le soleil. Moi, l’esclave, entraînée loin de mon antique cité, au crâne rasé d’un deuil éternel, la tête ravagée par la guerre. Moi, épouse infortunée d’un guerrier troyen, au milieu des autres mariées endeuillées et des jeunes vierges contraintes à d’odieux hymens ; moi, la fille de Troie détruite et pillée, me revoilà près de la tente d’Agamemnon à pleurer. Je suis là, semblable à la chouette que les animaux écoutent avant de crier à la lune. Je guide toujours les chants funèbres des esclaves, de Troie à Marioupol, qu’on abandonne aux ténèbres.

Demi-chœur

Hécube, la terreur a saisi le cœur des Ukrainiennes. À l’écoute de ta voix, de tes paroles, elles se demandent ce qu’elles signifient, elles qui craignent la captivité.

Hécube

Ô mes enfants ! C’est de revoir le mouvement agile des vaisseaux et des chars, le déploiement dans les cieux des pluies de feu, et l’ivresse effroyable des combattants qui m’accablent. Tous ces soldats, heureux de leur expédition, que la force mobilise et trompe, et qui au moment de tuer, ne se savent pas eux aussi condamnés. Les Grecs étaient déjà ivres du même feu que le feu qui consumait Troie. Ils ignoraient que ce feu les brûlait déjà.

Demi-chœur 

Est-ce le moment de la guerre ? Allons-nous quitter notre patrie ?

Hécube

Je l’ignore. Je n’évoque que les revers de fortune. Je sais que la guerre ne se contente pas de tuer les vaincus, elle s’attaque aussi au vainqueur, de telle sorte que les deux se confondent au milieu des charniers. Malheur donc à ceux qui vous en causent. En prenant votre ville, ils ont déjà perdu. Et si vous partez, que perdrez-vous ? Les soldats peuvent emporter vos maisons dans leur cruauté, mais ils ne peuvent subtiliser votre cœur, et vos souvenirs. Peu importe où ils vous mènent, avec vous, vous portez la résistance de votre cité, et la promesse de la voir renaître. Où vous êtes, Marioupol est en vous.

Demi-chœur

Nous voulons résister, mais par quel moyen le pouvons-nous ?

Hécube

Vous qui êtes comme mes filles, vous le savez, en restant vous-mêmes. Viendra le rusé Ulysse vous sommer de dénoncer vos maris, et vous refuserez, de livrer vos enfants, et vous refuserez. Il vous promettra la vie sauve ; il vous dira veiller sur vos fils et vos filles ; et vous devrez refuser ! Qui voudrait ici que son enfant finisse comme Astyanax ? Non, vous devez rester vous-mêmes, et ne pas obéir aux règles barbares ; il n’y a qu’un seul vaincu, et il s’agit toujours de celui qui use de la force. Aucune arme ne peut mettre à terre votre pensée, aucune arme ne peut ébranler la loi qui bat en vous ; seul l’oubli le peut. Mais voulez-vous oublier ? Et même le pouvez-vous ? J’ai porté ma ville jusqu’à vos rivages, et il est fort possible que son nom retentisse sur d’autres mers. Ma ville est le symbole éternel des exploitées de la guerre que nous sommes toutes ; elle est aussi le lieu d’une formidable résistance ; car en nous menant avec eux, les Grecs nous ont permis de parler de leurs forfaits, d’entretenir le souvenir de Priam, l’écho de la liberté troyenne. Il n’y eut pas un endroit où mon nom et celui d’Andromaque ne désignèrent pas leurs crimes. Pensez-vous que la chose sera différente pour vous ?

Demi-chœur

Nous ne le pensons pas, Hécube. La guerre reste la guerre. Elle tue toujours nos maris de la même manière qu’elle a tué le tien. Et nos fils comme tes fils. Nous saurons porter la mémoire de nos morts sur toutes les faces du monde, nous saurons crier notre rage et notre colère face à la peur et à l’indifférence ; et puisque l’histoire et la littérature nous l’ont enseigné, nous saurons raconter avec éloquence et avec grandeur l’héroïsme de notre combat, la nécessité de notre droit à l’existence.

Hécube

Qu’il en soit ainsi, mes filles. Vous portez une grande douleur, une douleur qui demeurera à présent en vous ; mais vous saurez en faire autre chose ; vous saurez reconstruire, et ce sera votre victoire. N’oubliez pas que les meurtres, les violences, les massacres que vous subissez révèlent leur faiblesse et votre grandeur. Des enfants envoyés par des chefs cupides sur des champs lointains, sans formation, sans but précis, ne sont motivés par aucun souffle ; ils ne sont suivis d’aucun dieu. Mais vous, vous savez pourquoi vous vous battez, vous, dans le malheur, vos enfants savent ce qu’ils défendent, savent ce qu’ils maintiennent en vie, en dépit des malheurs et des incertitudes ; vous, vous êtes entourés de la confiance des dieux. Ne l’oubliez pas. Même si la guerre demeure, ne l’oubliez pas.

Demi-chœur

Nous ne l’oublierons pas. Nous ne l’oublierons pas, Hécube. Nous porterons le souvenir de Troie dans celui de Marioupol. Qu’il en soit ainsi.

Euripide