Huit longues années après le très beau Maps to the stars, les vieux démons de Cronenberg semblent de retour. Présentés à Cannes, Les crimes du futur sonnent comme la renaissance de son cinéma le plus démonstratif, directement influencé par le body art viennois des années 60.

Qu’est-ce qui peut bien motiver nos plus vieux cinéastes à se replonger dans les genres et thématiques qui ont fait leur gloire ? Peut-être pour discuter avec leur propre cinéma comme l’entreprend Brian De Palma avec Passion. Peut-être par simple nostalgie comme Clint Eastwood avec Cry Macho. Peut-être pour se réapproprier une saga que l’on a le sentiment de s’être fait dérober, comme Ridley Scott s’octroyant à nouveau la paternité d’Alien. Ou bien pour tout faire voler en éclat, l’œuvre passé comme toutes les œuvres futures, dans ce grandiose barnum que représente Twin Peaks : The Return. En attendant le retour de Dario Argento au giallo et la suite de L’hôpital et ses fantômes concoctée par Lars Von Trier, c’est au tour de David Cronenberg de réactiver les motifs de son ancien cinéma : la science-fiction mortifère, la mutation et la chair.

Dans un futur plus ou moins proche, sans rapport avec notre réel et donc impossible à identifier, le corps humain ne cesse d’évoluer, créant de nouveaux organes en forme de tumeurs. Saul Tenser et sa collaboratrice Caprice utilisent ces mutations pour mettre en scène des performances artistiques, aussi grotesques qu’époustouflantes. L’idée du film, ainsi que les nombreuses machines charnelles qui le composent, ravive immédiatement au spectateur le souvenir de Videodrome ou d’ExistenZ. Pourtant, l’approche de Cronenberg, bien plus psychologique qu’auparavant, semble davantage dans la continuité de ses derniers longs-métrages, c’est-à-dire moins visuellement viscérale, mais creusant la thématique de la monstruosité interne. Cette monstruosité est ici sacralisée et même élevée au rang d’art.

Cependant, elle ne signifie pas tant une résurgence du body horror qui aura tant marqué l’œuvre de Cronenberg, mais relève plutôt d’un regard intrigué sur le body art. Les scènes de performances renvoient bien moins à la science-fiction qu’à des images auxquelles il est aisé de se confronter, à ses risques et périls, sur n’importe quelle plateforme vidéo. À travers ces mises en scène, Cronenberg traite en réalité de l’ennui et de l’habitude. À quel moment ces images radicales perdent leur valeur contestataire, à quel moment la bourgeoisie s’accapare cet art underground et dissident pour en faire une norme du bon goût ? Et lorsque se déchirer la peau autour d’une coupe de champagne ne suffit plus, il faut pousser le curseur un peu plus loin, autopsier le corps d’un enfant, avant de se rendre compte de la vanité de son acte – rien n’est plus décevant que la normalité de ses entrailles.

Métaphysique de l’amour

La jouissance a complètement disparu du cadre

Dans Les Crimes du futur, cette surenchère corporelle et artistique trouve son origine dans une pathologie dévastatrice, la perte de la douleur. « Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut dire que notre existence n’a aucune raison d’être dans le monde. » Cette phrase de Schopenhauer explique parfaitement le rapport des personnages à leur existence : sans la douleur, toute sensation devient intangible, le corps ne parvient plus à s’inscrire dans le présent. Il en résulte un monde complètement désincarné, ce qui est peut-être l’aboutissement du cinéma glacial de Cronenberg dont le passage au numérique aura amplifié la robotisation de ses personnages, qui paraissent désormais incapables de ressentir la moindre émotion. La douleur passe alors en arrière-plan, dans les décors. Des murs décharnés, des bateaux échoués, le film décrit une lente apocalypse, bien éloignée des stéréotypes du genre. Il ne reste plus que le fantasme, l’imagination de la souffrance physique. « Chirurgy is the new sex », cette phrase lancée sans grande conviction par Timlin à Saul Tenser sonne faux. Les personnages auront beau s’insérer des câbles dans le ventre et se taillader le corps, la jouissance a complètement disparu du cadre. Et lorsque Saul lui répond, quelques scènes plus tard, après un baiser frigide, « I’m bad at old sex », il dévoile alors l’impuissance de ces nouveaux humains.

Reste alors le personnage de Caprice, joué avec brio par Léa Seydoux, à la fois collaboratrice, partenaire, amante et aide-soignante de Saul. À deux, ils incarnent un étrange vieux couple, dont la relation sexuelle semble une nouvelle fois désincarnée. Mais, dans deux scènes clés du film, dénuées d’érotisme, ils seront alors les seuls à transmettre au spectateur une once d’émotions. La première fois, c’est lorsque Saul, a priori tombé de son lit de chair, réveille sa compagne par ses gémissements. Caprice s’approche alors doucement de lui et l’enlace, contrecarrant le discours permanent sur la désuétude des corps. On se rend alors compte de la véritable nature du film : Tenser n’est pas cet homme empli de mystère et l’incarnation ultime du fantasme 2.0, c’est en réalité un vieil homme sur le seuil de la mort. Mortensen, drapé dans son impériale toge noire, déambule comme un malade, tousse ce qui lui reste de vitalité, et subit les derniers plaisirs terrestres que sont le sommeil et la nourriture. Peut-être la représentation d’un Cronenberg vieillissant, meurtri par la récente perte de son épouse. Saul Tenser est l’allégorie de ce monde décrépi, chirurgicalement transformé. À la toute fin du film, on assiste cependant à un miracle. Caprice, devenant l’épouse aimante que préfigurait sa tendre étreinte, offre à Tenser une ultime réjouissance, une étrange nourriture capable de l’apaiser. Son visage, alors tiraillé par le tourment, s’adoucit, concluant toute l’œuvre glaçante de Cronenberg sur une dernière jouissance et nous enveloppant par là même d’une émotion que peu de réalisateurs sont capables de transmettre.

  • Les Crimes du futur, un film de David Cronenberg avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux et Kristen Stewart, en salles le 25 mai 2022