Portrait de Marie Čermínová, dite Toyen, 1919 ©Reproduction Katrin Backes et Sylvain Tanquerel
© ADAGP, Paris, 2022

Paris est en effervescence artistique. On danse dans les music-hall, on lit ou l’on voue aux gémonies les surréalistes qui sont convaincus que leur art changerait le monde en promouvant un esprit nouveau. Chacun va à l’aventure, plein d’absolu. Toyen fait partie de cette grande aventure artistique. Peintre tchèque, elle est une de ces génies absolues qui sont comme une flamme étincelante. Le musée d’Art Moderne de Paris lui consacre une exposition jusqu’au 24 juillet 2022. 

Une peintre éprise de liberté

Marie Čerminová a traversé en solitaire la mer surréaliste pendant près de soixante ans. Sa vie fut d’abord partagée entre Prague et Paris. Nous sommes dans les années 20, les années “folles” comme on dit, folles d’esprit, folles de création, folles d’insouciance. À Prague, elle rejoint le groupe anarchiste Devetsil en 1920 et rencontre le peintre Jindrich Styrsky avec qui elle créera jusqu’à la mort du peintre en 1942.

Puis viennent les années parisiennes à partir de 1925 et la création d’un nouveau courant l’artificialisme, prémisse de ce que l’on appellera, après la Seconde Guerre Mondiale, l’abstraction lyrique. Avec ce courant qui est aussi une expérimentation, Toyen, surnom qu’elle prendra en 1923, aspire à unir la poésie et la peinture, le poète et le peintre. Avec sa rencontre des surréalistes, Toyen et Styrsky fondent le surréalisme tchèque dès 1934 et accueillent les poètes Breton et Eluard à Prague l’année suivante. Sa recherche picturale tend à voir l’invisible et à rechercher la frontière poreuse entre le voir et le non-voir pourrions-nous dire.

Les affinités électives, 1970, huile sur toile, 40 x 80 cm, Paris, collection particulière
© Photo Katrin Backes et Sylvain Tanquerel / © ADAGP, Paris, 2022

La Seconde Guerre Mondiale vient mettre un coup brutal à la production artistique. Dans le secret, Toyen continue à dessiner, abandonnant la peinture pour se consacrer à la réalisation d’illustrations de poèmes ou d’illustrations érotiques, série qu’elle avait déjà initiée en 1929 et que le visiteur peut admirer lors de l’exposition au musée d’Art Moderne.

Après la guerre, Toyen s’installe définitivement à Paris en 1947 et rejoint le groupe surréaliste. A partir de ce moment, elle ne s’éloignera plus jamais – s’est-elle déjà éloignée ? – de la littérature et conçoit plusieurs livres-objets et des illustrations pour des poèmes et des pièces de théâtre.

Les affinités électives, 1970, huile sur toile, 40 x 80 cm, Paris, collection particulière
© Photo Katrin Backes et Sylvain Tanquerel / © ADAGP, Paris, 2022

Elle est une artiste majeure du XXe siècle, cherchant sans relâche l’équilibre entre la vérité et l’énigme de la vie, les émotions spirituelles de la création.

Elle est une artiste majeure du XXe siècle, cherchant sans relâche l’équilibre entre la vérité et l’énigme de la vie, les émotions spirituelles de la création.

Une de ses amies, Annie Le Brun, évoque dans un de ses ouvrages sur l’art “l’insurrection lyrique” de Toyen en ayant à l’esprit son indépendance esthétique et aussi idéologique en s’élevant contre les totalitarismes. En visitant l’exposition, le visiteur distingue bien les différentes périodes de l’artiste et sa volonté d’aller toujours plus loin dans son art. Cependant, l’on sent qu’il y a davantage une recherche de la représentation qu’une recherche purement esthétique. La visée ontologique des œuvres de Toyen est manifeste et l’emporte sur une visée purement esthétique. Là est la force de Toyen : dans la création de fulgurances artistiques qui marquent le visiteurs par la composition et le sujet.

Les Danseuses, 1925, Huile sur toile 77 x 69,5 cm, Galerie nationale de Prague © Fotooddělení Národní galerie v Praze © ADAGP, Paris, 2022

Symphonie tchèque

Cinq mouvements dessinent l’exposition réalisée de manière chronologique, permettant ainsi de bien distinguer les différentes périodes de création de l’artiste.

Les années 20 sont travaillées par un esprit qui crée à tâtons avec différentes formes et représentations. Les Danseuses montrent une période figurative assez classique et très représentative de cette époque Art Déco. Puis, dès la seconde moitié des années 20, Toyen tend vers l’abstraction surréaliste. A quelques égards, on pense au peintre Kupka lorsque l’on regarde une composition comme Une Nuit en Océanie de 1931 ou à Oasis deux ans auparavant. Les années 30 marquent vraiment l’entrée de Toyen dans le surréalisme avec, peut-être une influence du peintre Magritte avec des figures anonymes en proie au vide et à l’absence.

Dessin du cycle Tir, 1939 Encre de Chine 31 x 39,5 cm Paris, collection particulière © Photo Katrin Backes et Sylvain Tanquerel © ADAGP, Paris, 2022

La période de la Seconde Guerre Mondiale montre des dessins plus engagés de sa série intitulé Tir qui dénonce la guerre et les totalitarismes à travers des dessins plus allégoriques et philosophiques à l’encre de chine. L’après-guerre opère une renaissance tant dans les couleurs que dans les sujets beaucoup plus sombres et poétiques. Les tableaux sont étonnants pour ne pas dire troublants tant ils intriguent et fascinent. On se demande si l’on est du côté du rêve ou du cauchemar, dans un arrière-monde onirique et inquiétant. Toyen semble avoir atteint le point nodal entre le visible et l’invisible qu’elle recherchait. Ces créations s’étalent sur une vingtaine d’années avant qu’elle ne se consacre à la réalisation d’illustrations pour le théâtre comme en témoigne cette série de masques absolument remarquables qui pourraient faire penser à des photographies de Man Ray.

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La rétrospective consacrée à Toyen est absolument merveilleuse. Le visiteur est plongé dans un univers à la fois sublime et tragique, ressentant une sorte d’inquiétante étrangeté qui touche au rêve. Toyen semble explorer le vide, la pensée et le silence au cœur de ses peintures et ce d’une façon résolument libre, affranchie de tout diktat.

Toyen – l’écart absolu, Musée d’Art Moderne jusqu’au 24 juillet 2022.