Acte I : ce que l’on dit du politique

Après la tempête Covid, les éditions Actes Sud ont fait paraître deux ouvrages consacrés au grands oubliés de la crise, l’art et la culture, pour réfléchir non pas au phénomène récent de la crise, et à ses conséquences, mais en proposant une réflexion plus large sur le sens de l’action culturelle, du côté politique avec Pour une politique culturelle renouvelée de Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin, et avec le cas plus spécifique de l’opéra dans Penser l’opéra à présent de Serge Dorny.

Le livre de Serge Dorny se saisit en effet d’un art passé de populaire à élitiste, pour réfléchir à la façon de faire de l’opéra dans le contexte de crise actuelle du monde de l’art et de la culture qu’évoquent Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin.

Pour une politique culturelle renouvelée a été publié dans la collection « Domaine du Possible » d’Actes Sud, qui se conçoit comme une collection engagée et résolument contemporaine pour réfléchir à un futur commun et responsable. La question des politiques culturelles est donc envisagée ici comme une véritable question « de société », relevant d’une crise patente, au même égard que les « dérèglement économiques, l’exclusion sociale, l’exploitation sans limites des ressources naturelles, la recherche acharnée et déshumanisante du profit, ou le creusement des inégalités », et à laquelle on pourrait proposer de nouvelles voies. Il s’agit donc à la fois d’identifier un problème de fond, une « crise », tout en réfléchissant à de nouvelles possibilités, plus respectueuses d’un certain modèle, responsable et égalitaire. Penser l’opéra à présent est davantage une réflexion de fond sur un cas particulier, mais cas ô combien intéressant : l’opéra (ou chant lyrique). Le livre de Serge Dorny se saisit en effet d’un art passé de populaire à élitiste, pour réfléchir à la façon de faire de l’opéra dans le contexte de crise actuelle du monde de l’art et de la culture qu’évoquent Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin. Serge Dorny dépasse ici la question de la forme de la politique culturelle à adopter pour s’intéresser à ce que propose l’opéra artistiquement, dans notre monde contemporain, tout en élargissant volontiers à des questions plus générales de médiation ou d’accueil du public, mais qui touchent en réalité à la façon de « faire de l’opéra » aujourd’hui.

Si Penser l’opéra à présent porte le nom de Serge Dorny, il s’agit bien d’un ouvrage collectif, comme une suite d’échanges (coordonnés par Nathalie Moine) entre les grandes figures du monde de l’opéra contemporain : directeurs (Alexander Neef à l’Opéra de Paris, Renée Auphan à Lausanne et Genève), dramaturges (comme Christian Merlin, Georges Banu, Julia Spinola et Katinka Deecke), metteurs en scène (Krzysztof Warikowski ou Anna-Sophie Mahler), professionnels de la musique travaillant en périphérie de l’opéra (le compositeur Thierry Escaich, le directeur de la musique de Radio Classique Bertrand Dermoncourt), commentateurs (le philosophe Alexander Kluge, le critique Guy Cherqui) ou amateurs venant d’autres arts (le cinéaste et écrivain Atiq Rahimi, ou encore Régis Debray). Tout l’objet du livre est alors de proposer une série de visions s’entremêlant, comme autant de cas particuliers montrant des idées de l’opéra, pour mieux le comprendre et le réinventer. Ici les voix des différents intervenants se croisent donc dans une forme volontairement souple, Penser l’opéra à présent devenant un carnet de réflexions enchevêtrées.

Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin font un choix formel radicalement opposé. Pour une politique culturelle renouvelée est en effet un ouvrage volontairement structuré et didactique, qui délaisse l’expérience personnelle du monde de l’art et de la culture pour proposer une histoire des politiques culturelles, et une vision de celle-ci, s’inscrivant ensuite dans des micro-expériences. Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin déroulent en effet leur projet autour de quatre grandes dynamiques : l’identification d’une crise du secteur ; l’histoire des politiques culturelles et de leur présence sur les territoires ; 13 études de cas en France ; de nouveau une identification des problèmes, et des possibles solutions pour les résoudre. Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin suivent donc un chemin logique très clair, en interrogeant d’un côté les évolutions sociales et culturelles de la France et de sa conception des politiques publiques de la culture, et de l’autre un axe plus « pratique », visant à dresser un panorama de l’action culturelle, mais aussi de ses limites.

Les deux ouvrages, de Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin d’un côté et de Serge Dorny de l’autre, proposent donc des visions très différentes du champ (effectivement très large) de l’art et de la culture. Serge Dorny se consacre en effet sur un art particulier, dans la perspective des « grandes maisons d’opéra », c’est-à-dire des grandes structures susceptibles de réaliser des productions coûteuses matériellement et humainement, dans des espaces dédiés et spécifiques, attachées à une réalité artistique et esthétique particulière, l’opéra se revendiquant, de plein gré ou non, comme un genre s’inscrivant dans une tradition légitime et reconnue, dont il faut donc respecter les règles ou du moins le cadre. A l’inverse, les « 13 récits d’expérience » que proposent Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin sont des expériences de microstructures, avec des scènes labellisées mais ne correspondant absolument pas à la même échelle. Quand Serge Dorny parle d’opéra, il évoque le réseau international de ces structures promouvant une musique classique lyrique et mise en scène, témoignant d’un art opérative global : on parle de l’Opéra de Sydney comme de celui de Lyon, et les chefs comme les chanteurs sont souvent des stars internationales, les limites de mouvement touchant à la marge les orchestres du fait du nombre d’instrumentistes. Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin préfèrent la question des territoires et de leur organisation : agencement des labels dans une communauté des communes par exemple, risques de la « diagonale du vide » comme embouteillages dans les zones à fort densité de population.

Au-delà de ces deux ouvrages, aux perspectives très différentes, on voit ici s’affronter deux visions de la culture et de sa politique aujourd’hui. Le livre de Bernard Latarjet et Jean-François Marguerin est un texte qui s’intéresse visiblement aux politiques culturelles françaises, c’est-à-dire à des perspectives héritées tant d’André Malraux que de Jack Lang pour développer l’art et la culture sur tout le territoire français, en jouant avec les échanges centralisation/décentralisation, qui permettent de développer des projets artistiques et culturelles avec un maillage très fin, permettant a priori un accès privilégié à l’art et la culture, pour tous. Les politiques culturelles françaises ont ainsi encouragé le développement de structures rattachées à l’Etat dans chaque espace du territoire, et recouvrant tous les arts, dans des dynamiques de transmission (éducation, professionnalisation), mais aussi de développement artistique (production, création). A cela s’articule une autre dimension des politiques culturelles, une dimension qui tire finalement ses liens de bien plus loin, avec une tradition historique de grandes capitales ayant chacune un lieu phare pour des productions grandioses, mais destinées à un public plus averti peut-être. Cette question à deux échelles est loin d’être évidente, car elle interroge aussi notre regard, tourné vers l’intérieur et les microstructures, familiales et plus performantes en termes de médiation, mais aussi souvent difficilement viables, et de l’autre les mégastructures, inscrite en France ou en Europe, mais aussi à l’étranger, et formant un réseau informel mais pourtant particulièrement efficace, bien que lui aussi coûteux, et croulant parfois sous les lourdeurs de ces mêmes traditions…

BIBLIOGRAPHIE

ABIRACHED, Robert, Le Théâtre et le Prince, Arles, Actes Sud, 2005

CHIAPELLO, Eve, Artistes versus Manager. Le management culturel face à la critique artiste, Editions Métaillé, 1998

MENGER, Pierre-Michel, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2003

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