Après avoir été acclamé par la critique en 1999, le film-phare de Claire Denis, Beau Travail, ressort cet été en version restaurée. Une histoire de jalousie, de désir et de vengeance au cœur de la Légion étrangère à Djibouti.

Ça sent la sueur et le sable brûlé. C’est ainsi que l’on pourrait évoquer Beau Travail, film sensoriel, aux images frappantes, millimétrées et maîtrisées, signées Agnès Godard. Dans ce long-métrage nimbé de lenteur et de silence, où l’on pourrait presque ressentir la chaleur asphyxiante qui anesthésie chaque événement, rien ne semble se passer : tous les drames arrivent sans fracas, sans éclat, ce qui rend bien compte de ce que peut être la vie, parfois.

Claire Denis met en scène la légion étrangère à Djibouti, et plus particulièrement l’arrivée et le départ d’un légionnaire, Sentain, sous le regard envieux et désirant de Galoup. Interprété par le singulier et merveilleux Denis Lavant, ce dernier est pris d’une jalousie folle qui le mène à saboter la boussole de Sentain et à l’envoyer dans le désert. S’inspirant de Billy Budd, nouvelle d’Hermann Melville qui racontait la fascination d’un capitaine pour son mousse, la réalisatrice revitalise cette intrigue de jalousie et d’envie, la transportant à Djibouti, au sein d’une phalange de la légion étrangère. Comme dans l’un de ses films précédents, US Go Home, qu’elle avait réalisé pour Arte et qui mettait notamment en scène la rencontre fortuite entre des adolescents et un militaire américain, la cinéaste travaille autour de la figure du militaire, qu’elle décortique ici de manière quasi scientifique. Un ballet de corps, en somme. Sa manière de filmer ces hommes a presque à voir avec le documentaire animalier. Elle partage avec ce genre la même fascination empreinte de lenteur pour ceux qu’elle filme. Ceux-ci, représentés en train de ramper, de sauter ou de courir, s’apparentent à des animaux domestiqués. Claire Denis pose ainsi un regard sans concession sur ces torses galbés, ces têtes rasées et ces coups d’œil malaisés, exhibés dans de bizarres danses militaires. On les contemple ainsi, comme on pourrait fixer n’importe quel objet, jusqu’à ce qu’il nous apparaisse profondément étrange ou étranger. La Légion étrangère porte ici, mieux que n’importe où, son nom puisqu’elle réussit à rendre compte de l’étrangeté de ces corps, habillés d’uniformes, de ces existences au milieu de contrées hostiles où la chaleur est harassante.

Rompre le rang

La parole de Denis Lavant – sporadique et si bien écrite – traverse les images, tisse un fil qui les lie, les relie. L’histoire se raconte à travers la juxtaposition de tableaux visuels et musicaux. Bien qu’économe, la parole coud côte à côte plusieurs tapisseries : des femmes qui dansent en boîte de nuit face à des hommes qui s’adonnent à leur étrange chorégraphie militaire, des nomades qui traversent un désert de sable blanc, des visages qui échangent des regards hagards. Comme on pouvait le voir déjà dans US Go Home, Claire Denis a le goût de la rencontre hasardeuse – ce qui justifie peut-être ici le sujet de son film, la Légion étrangère, qui met obligatoirement en scène le parachutage d’hommes français jeunes ou mûrs dans un environnement qui ne leur est pas familier et où ils détonnent invariablement. Filmant ces figures en uniforme en regard de celles des femmes et des hommes vêtus d’habits colorés, elle interroge aussi les hiérarchies et les rapports de pouvoir qui se jouent dans ce territoire fraîchement décolonisé.

Le monde des légionnaires semble être un monde de cloisons

Ainsi ces rapports de hiérarchies s’imposent non seulement au sein de la Légion étrangère entre Galoup et Sentain, mais aussi au cœur de la ville et de la population locale. Ce thème travaille en profondeur le cinéma de Claire Denis – elle réfléchissait déjà aux rapports de pouvoir entre individus noirs et blancs, après la décolonisation au Cameroun, dans Chocolat (1988) , en mettant notamment en scène l’amitié entre une épouse blanche désœuvrée et un domestique africain. Ici, donc, les légionnaires, quasi-figures d’un temps passé, ne semblent plus remplir aucune fonction utile. Ils errent en fantômes sur le territoire, creusent des trous, courent en groupe. Leurs exercices sont moins des préparations à la guerre que des danses qui semblent tuer le temps. Les hommes de la Légion toisent et côtoient les femmes, qu’elles soient dans les boîtes de nuit à danser, corps à corps avec eux, ou qu’elles cuisinent, sans jamais vraiment réussir à créer un lien. Le monde des légionnaires semble être un monde de cloisons. « Tu n’es plus Africain, tu es légionnaire », entend-on dans le film, lorsqu’un des soldats contemple celui qui semble être son semblable en train de creuser. Il détourne alors le regard de celui qui lui ressemble pour se concentrer sur son uniforme.

Appartenir à la Légion étrangère – une certaine idée du modèle d’assimilation à la française – semble ainsi extraire celui qui s’y voue du monde et de sa propre vie. À tel point que la seule échappatoire possible de cette faction serait d’abord la mort – métaphorique pour Sentain qui se transforme en statue de sel après s’être perdu dans le désert, réel pour Galoup qui, dans l’une des scènes finales, attrape son pistolet et hésite à tirer. Mais finalement, malgré ce vertige, ni l’un ni l’autre ne meurent. Sentain ouvre les yeux sous le regard interrogatif d’une femme qui l’a recueilli, Galoup danse à corps perdu sur The Rythm of the night. Hors de ce qui semble demeurer malgré tout pour eux un « beau travail », Claire Denis semble le suggérer : sur une route de Djibouti ou sur une piste de danse, la vie est ailleurs.

  • Beau travail, un film de Claire Denis, avec Denis Lavant, Michel Subor et Gilles Sentain, ressortie le 14 juin 2022