Dans le cinquième épisode de son podcast « Je tiens absolument à cette virgule » (que vous pouvez aussi retrouver sur la plupart des plates-formes de diffusion), Hervé Weil a reçu Michel Crépu, écrivain, critique littéraire et ancien directeur de la Revue des Deux Mondes. Dans cet entretien, il revient sur son expérience d’éditeur à Gallimard. Il y défend l’importance de savoir entendre un langage singulier lors de la découverte d’un texte. Il décrit aussi la vie d’un manuscrit depuis son arrivée dans une maison d’édition jusqu’à sa publication ainsi que l’évolution du milieu littéraire.

Quand avez-vous commencé à travailler comme éditeur chez Gallimard ?

J’ai exercé le métier d’éditeur chez Gallimard pendant six ans, après une activité de critique littéraire. Ce n’est pas mal même si je n’ai battu aucun record.

Comment concevez-vous le métier d’éditeur maintenant que vous l’avez exercé ?

L’éditeur, c’est quelqu’un qui doit avoir une oreille. Un grand spécialiste de Sade à qui on avait demandé de définir ce qui caractérise un écrivain, avait répondu : « un écrivain c’est quelqu’un qui écrit des phrases extraordinaires ». Et je pense que c’est exactement ça qui définit le travail d’un éditeur, c’est-à-dire quelqu’un qui est capable d’entendre, parfois dans des endroits totalement improbables, un langage .

Un éditeur, en somme, c’est quelqu’un qui se dit : là, il se passe quelque chose, que ce soit pour un poème, un roman ou un essai.

Une autre réponse à cette question m’a été communiquée par un ami très vieux monsieur, qui avait connu Proust et avec qui j’étais ami. Je lui avais dit craindre qu’on vole mes idées de livres. Cette personne m’a répondu que si j’étais certain d’avoir un vrai livre en tête, je pouvais être sûr que j’étais le seul à avoir cette idée et que d’autres en feraient autre chose. Je n’avais donc pas de crainte à avoir. Et j’ai constaté que cet ami avait raison.

Donc un éditeur, en somme, c’est quelqu’un qui se dit : là, il se passe quelque chose, que ce soit pour un poème, un roman ou un essai.  A mes yeux, la question du genre est bien moins importante que celle de la singularité de la parole qui en sort.

Je souhaitais décomposer avec vous le parcours d’un manuscrit, par exemple à Gallimard, de sa réception jusqu’à sa publication ?

C’est un processus qui est toujours à peu près le même : le texte est d’abord reçu, lu, retenu, ou refusé. À partir de ce moment-là, s’il est retenu, on attribue à l’auteur une sorte de parrain, c’est-à-dire un éditeur capable de lui faire des remarques afin d’améliorer le texte. Puis enfin, quand les choses deviennent prêtes à embarquer, on lance la machine éditoriale.  Mais tout ça est assez long. En six ans, j’ai dû éditer cinq ou six livres.

Quel travers d’écriture rencontrez-vous  le plus souvent ?

C’est la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, c’est-à-dire la peur de ne pas avoir écrit assez de pages, d’être à sec. Les écrivains ont tendance à en rajouter, pour se rassurer, par crainte que leur livre ne ressemble pas réellement à un livre.

Le rôle de l’éditeur est alors de dire à l’auteur qu’il peut avoir l’impression d’avoir écrit une phrase extraordinaire mais qu’il se trompe. C’est ça le seul vrai gros problème en littérature, c’est de ne pas entendre Rivarol qui dit : « excusez-moi, je n’ai pas pu faire plus court ». En somme, c’est un travail d’épure.

Comment s’organise ensuite le comité de lecture ?

Concernant le comité de lecture, il doit y avoir entre douze et treize personnes. Chaque membre a quatre ou cinq manuscrits dans son escarcelle. Quand le comité se réunit, présidé par Antoine Gallimard, on fait un tour de table. Chaque membre fait alors le résumé des livres et de ses impressions : faut-il encore travailler ? L’ouvrage est-il abouti ?  Ou est-ce qu’au contraire cela ne vaut rien . Les séances durent assez longtemps et, à vrai dire, je suis bien soulagé de ne plus y aller. En effet, pour être honnête, je n’en garde pas un très bon souvenir :  j’avais l’impression de participer à un conseil de classe. Contrairement au Masque et la plume où l’on s’amuse, là on ne s’amuse pas du tout.

Lors de la présentation au comité de lecture quels sont les différents motifs de refus qui peuvent être soulevés à ce stade de sélection ?

Au fond, on en revient à des choses assez simples : ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas. Qu’est-ce que ça veut dire ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas ? ça veut dire que vous êtes en train de lire le texte et vous oubliez la station de métro parce que vous êtes pris dans votre lecture. On ne peut rien contre ça.

En quoi les prédictions de vente participent-elles à la décision d’éditer un texte ?

Des livres qui font des coups, il y en a peu.

Je dirais que beaucoup de rumeurs circulent à ce sujet. Les éditeurs sont souvent soupçonnés de chercher à faire des coups. Ce n’est pas forcément faux, mais c’est très loin de la vérité d’ensemble. Des livres qui font des coups, il y en a peu. Il existe plutôt plusieurs calibres : derrière des succès énormes comme Harry Potter qui représentent des milliards, il y a aussi une foule de livres, plus ou moins bons, plus ou moins mauvais, qui marchent plus ou moins bien, et qui constituent l’essentiel du marché. Dans le fond, ce qui est étonnant c’est qu’il y ait encore de la place pour quelques bons livres.

Vous trouvez qu’il n’y a plus tellement de place pour de bons livres ?

Je trouve que l’on travaille très mal et qu’il n’y a pas de véritable curiosité.

On a vu les travers qu’on peut rencontrer chez un écrivain. Quels seraient selon vous les travers que l’on peut rencontrer chez un éditeur?

Le travers qu’on peut rencontrer chez un éditeur, c’est le démon de la rentabilité.  Soyons clairs, je ne dis que c’est mal de gagner de l’argent en vendant un livre.  Mais ce qui est vraiment terrible, c’est un éditeur qui en lisant un manuscrit se demande si ça va marcher ou pas et comment on peut arranger les choses pour que ça marche. C’est vraiment un piège. Alors évidemment, il faut en même temps que ça marche, sinon vous êtes coincé.  Cette question me rappelle une phrase de Christian Bourgois, avec qui je m’entendais bien. On lui demandait  de définir le métier d’éditeur. Il répondait : « un éditeur c’est quelqu’un qui publie des livres que les gens n’ont pas envie de lire ».

Il y a des livres qui ont une valeur littéraire et qui sont refusés pour des raisons commerciales ?

Oui mais c’est une décision qui peut se justifier. Je peux très bien accepter l’idée que l’on refuse un manuscrit parce qu’il n’est pas tout à fait à sa place. C’est très subtil tout ça. La question de la responsabilité individuelle est très importante. Moi je reste très lucide, ça a toujours été comme ça depuis que l’édition existe : tout ne se joue pas entre les anges et les bandits. Du temps de Victor Hugo, c’était déjà la foire d’empoigne.

Y a-t-il un travail de réécriture après la signature du contrat ?

En effet,  le travail est mené jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire que le livre est prêt à partir en librairie.

Et en quoi ce travail de réécriture diffère-t-il de celui qui intervient avant la présentation du manuscrit au comité de lecture ?

Au début, on ne sait pas à qui on a affaire : on fait d’abord connaissance avec un texte. Donc c’est important de ne pas le court-circuiter, de ne pas aller trop vite, d’entendre le texte résonner afin de laisser au livre sa singularité.

Une fois le livre paru, le travail de l’éditeur est-il achevé ?

On peut dire que oui. L’éditeur peut alors aller dans la rue, passer devant la vitrine d’une librairie et voir à travers la couverture d’un livre dont il est l’éditeur. Alors il est content.

Propos recueillis par Hervé Weil et retranscrits par Lucien Levavasseur