Paru aux éditions Arléa au printemps 2022, dans la collection « La Rencontre », le nouveau texte de Benoît Casas se présente comme un dictionnaire intime et sensible de Venise. Grand plongeon dans Venise toute

Nom de pays : Venise

Véritable déambulation au cœur de Venise, portée par les sensations, les impressions et les images de Casas, Venise toute s’offre comme un texte d’une poésie délicate. Les fragments s’accumulent dans un délicieux abécédaire qui présente l’occasion d’explorer les mille manières de louer Venise. Exercice de style, ce qui semble au croisement du recueil, du chant et du journal, invite à tomber amoureux des lumières et de l’humeur vénitiennes :

« Qui a parlé de la tristesse de Venise n’a donc jamais vu cette lumière, ce ciel ardent, ce mouvement, cette marine. »

La ville est le lieu d’une expérience singulière puisqu’elle concentre une pluralité de géographie qui en font sa force et – tourisme oblige – sa fragilité. « Elle est ambiguë la double vie de la ville : d’un côté réseau de ruelles, de l’autre réseau de canaux, de telle sorte qu’elle n’appartient ni à la terre ni à l’eau. » Mais elle conserve ce pouvoir double, cette polarité heureuse : « Le ciel basculait dans l’eau : la terre et les palais naissaient et tombaient, se décomposaient dans les remous. » Venise, et avec elle toute l’Italie, se gorge du poids de l’histoire. Qui s’est perdu dans les dédales est ébahi de l’immensité du temps dans le plaisir effronté d’une banale déambulation : « Une citerne dans un coin, un portail chargé de statues, tout bruni par l’humidité de l’air salé et la brûlure antique du soleil. »

Venise en-corps

Le texte de Casas se déploie comme une véritable géographie des lieux, qui est aussi une expérience de l’errance contemplative, de la joie de voir, situé, et de jouir du visible : « Campo San Polo dépeuplé, et recevant de plein fouet l’averse quasi continue du soleil. » Car Venise est aussi un tableau, une peinture, une pluralité d’images.

Tout concourt à faire du voyage vénitien un geste dont on ne revient qu’autre.

« Venise : un corps souple, baigné, ventile, coloré et décoloré par le sel corrosif de l’Adriatique. » Elle est la sensualité même qui subsume l’expérience personnelle : « Venise est une ville sensuelle : il y a quelque chose de physique dans l’attachement qu’elle inspire, le seul fait de sa présence vous fouette le sang. » Ou plutôt, le pari de Casas sera celui de faire du fragment d’un regard individuel l’ouverture à un tableau puissant et universel du spectacle immersif vénitien. Si c’est bel et bien dans la singularité que se découvre Venise, elle déploie rapidement ses universaux : « Les talons qui résonnent dans les calli alors que tu marches la nuit sont une ponctuation de ta solitude. » Tout concourt à faire du voyage vénitien un geste dont on ne revient qu’autre. « La nebbia rend le lieu intemporel, le brouillard est épais, aveuglant : oubli de soi provoqué par une ville qui a cessé d’être visible, invisibilité partagée. » Car encore il faudrait esquisser le « plaisir de demeurer au balcon les yeux ouverts, gorgé de lumière et de sucs de vents. »

On retrouve là le théoricien de la photographie, on retrouve là aussi l’image et le visible comme expérience sensible où abdique la subjectivité de l’oeil, dans les travaux de Jean-Christophe Bailly : une épopée du regard et de l’émoi où se révèle le plaisir tout entier de se perdre soi : « Dissipation de soi : oui peut-être est-ce là le terme qui rend le mieux l’action dissolvante de Venise, évaporation lente, consciente d’elle-même, jouissante désagrégation en éléments impalpables et mêmes volatils. » Et de s’engloutir dans l’expérience des lieux : « J’ai pris possession de la chambre qui donne sur le jardin, son silence est favorable au travail, même s’il n’est pas facile de travailler à Venise : tout vous attire au-dehors et on ne résiste guère à la tentation. »

Venise-excès

Venise sature la parole, elle est l’impossible témoignage d’une expérience intérieure de la beauté, d’un trouble viscéral de la chaleur et de la lumière.

Venise est une expérience des corps, elle dépasse la seule présence de l’image comme plaisir visuel pour engloutir son spectateur, toujours inrepu et ébahi par ce « pouvoir de déposition » dont parle Bailly : « Si vous voulez comprendre Venise parcourez la lagune en tout sens, marchez jusqu’à l’épuisement dans les ruelles. ». Venise sature la parole, elle est l’impossible témoignage d’une expérience intérieure de la beauté, d’un trouble viscéral de la chaleur et de la lumière : rien n’en rend mieux compte que l’éclatement du fragment, que la fugacité des impressions, que le défilé étourdissant des possibles qu’elle offre : « Dissiper le doute qui naît des choses silencieuses jusqu’à confondre son langage avec celui de la ville, faire coïncider le souvenir et l’événement. »

De ce texte sublime il faudrait dire encore combien l’éclatement et la forme cherchent l’éloge de la ville, car ce n’est pas le lieu lui-même qui est l’occasion de l’écriture, comme un sujet asservi à son objet, mais bien l’inverse. Au gré des impressions qu’il note, qu’il concentre, Casas relève un mot, lui-même intuition de la ville, preuve de l’indicible jouissance de l’être-situé, de l’impossibilité du discours à englober le réel. Le mot-esquisse disséminé au gré du texte est certes l’occasion du dictionnaire amoureux vénitien, mais il est surtout le dévoilement du silence ébahi de la beauté et de l’impossibilité éternité de la présence : « La ville va devenir une part de ma vie comme jamais je ne serai, moi, une part de la sienne, j’errerai dans son histoire comme un grain de poussière. »

Élan superbe de l’éternel retour, l’écriture fige une succession d’images plurielles, et invite au voyage, appelé par le lieu lui-même, vorace des présences, insaisissable pourtant : « De ce désir qu’elle fait naître en nous d’y retourner, elle prit le nom de Venetia, Veni etiam : reviens encore. »