@Christophe Raynaud de Lage

Tout au long du mois de juillet, Zone Critique couvre le Festival d’Avignon IN et OFF. Chaque jour, retrouvez notre journal d’Avignon, autour des spectacles qui nous ont marqué ou déçu. Retour aujourd’hui sur Iphigénie, la pièce de Tiago Rodrigues, mise en scène à l’Opéra Grand Avignon par Anne Théron. Une pièce très travaillée dans la réécriture du mythe, mais dont la mise en scène peine à convaincre.

Ils sont tous sur scène, noyés dans une brume épaisse et jamais vraiment dissipée. Vêtus de noir, tous les protagonistes de la tragédie sont présents. Fidèle à l’origine antique de la pièce, le Chœur prend la parole en premier, présentant la raison d’être du spectacle. On comprend alors rapidement que la pièce s’ouvre alors que la tragédie est déjà achevée, tout a déjà eu lieu. Réunis à Aulis, dont ils ne sont jamais partis, les Grecs assistent, impuissants, à l’inéluctable. En ce sens, la pièce de Tiago Rodrigues s’empare de la tragédie pour en exhiber l’implacable mécanique : déjà condamnés, les personnages savent pertinemment que cela « se terminera mal », comme l’annonce sans ambage le Chœur au début de la pièce. Dès lors, l’enjeu de la mise en scène semble être purement réflexif : à travers son texte Tiago Rodrigues mène une réflexion sur la nature de la tragédie, et les personnages semblent à la fois conscients de leur sort et révoltés de devoir s’y plier.

Du vent dans les têtes

Véritable tempête sous un crâne, les longs échanges manquent, hélas, de dynamisme et de passion – ce que semble pourtant exiger la tragédie.

L’histoire est connue. Les Grecs attendent que le vent se lève pour partir combattre à Troie, mais irrités contre Agamemnon, les dieux exigent le sacrifie de sa fille Iphigénie pour que revienne le vent, et que puissent partir les navires. À partir de cette trame mythologie, la mise en scène d’Anne Théron orchestre une série de dialogues rythmés par les interventions du Coryphée qui décrit dans un procédé de mise en abyme théâtrale les mouvements et sentiments des protagonistes. On assiste ainsi aux échanges tantôt désespérés, tantôt virulents entre Agamemnon et Ménélas, entre Clytemnestre et Achille. Devant nous, les dialogues déroulent le dilemme auquel se trouve confronté ce père forcé au meurtre de sa fille, au nom de la survie du peuple grec. Véritable tempête sous un crâne, les longs échanges manquent, hélas, de dynamisme et de passion – ce que semble pourtant exiger la tragédie. Face à l’horreur du sacrifice d’une jeune innocente, les personnages dissertent sur ce qui est juste, sur le sens de l’État, sur les liens du sang. Avec en fond de scène des images vidéos d’une mer étale ou d’un ciel sombre la scénographie peine à convaincre ; de même qu’on s’interroge sur le sens de ce plateau mobile, dont les comédiens vont peu à peu détacher des morceaux – sans doute un symbole appuyé du déchirement du cœur d’Agamemnon.

@Christophe Raynaud de Lage

Plongée dans l’obscurité et nimbée de nappes de musique électronique, la scénographie se veut intense et inquiétante ; mais ces effets tombent rapidement à plat, tant le procédé de mise en abyme verse dans la répétition pure et simple. Le chœur commente les actions des personnages comme une didascalie permanente. Subtilité de la pièce, Tiago Rodrigues entend renouveler la tragédie en conférant à ses personnages une minimale volonté de révolte face à l’inéluctable : ils contredisent régulièrement les indications du Chœur, symbole d’une forme anémiée mais survivante de volonté face au poids de la tragédie. Certaines phrases, reprises par Agamemnon et Clytemnestre comme une litanie, marquent la permanence d’un souvenir et d’une mémoire ineffable de l’issue malheureuse d’Iphigénie. « Je me souviens » répètent-ils sans cesse, dans une manière héritée de Duras et qui n’est pas sans rappeler le « Tu n’as rien vu à Hiroshima » du film d’Alain Resnais.

La douleur et la perte

Il faut attendre les derniers instants de la pièce pour que le tragique prenne un sens nouveau

Au fil des dialogues, les errements et tourments d’un père et d’un roi se font jour : faut-il sauver sa fille ou sa patrie ? Alors qu’il est sommé par Achille de sacrifier Iphigénie, une détonation retentit dans la salle, comme si le déchirement des cieux venait accompagner le déchirement d’un père. Avant qu’Agamemnon accepte du bout des lèvres le sacrifice, la terre et le ciel se déchirent. Comme un intermède au cœur des dialogues, s’insère une belle séquence onirique où Iphigénie s’avance pour la première fois pour entonner en portugais un chant lyrique et bouleversant. À la suite de cet intermède, les dialogues reprennent pour se faire plus théoriques et plus philosophiques : qu’est-ce qui est juste ? Un roi peut-il faire valoir des sentiments de père ? Si ce questionnement apparaît légitime, il ne fait qu’accentuer la dimension pourtant déjà très cérébrale de la première partie. On regrette enfin que la teneur tragique de cette pièce se perde dans un foisonnement de dialogues bavards, et dans une froideur qui empêche toute émotion et toute sensibilité d’affleurer. Dans ces derniers instants, la pièce de Tiago Rodrigues réduit à l’os la situation tragique en évacuant toute possibilité de survie pour Iphigénie – sauvée in extremis par Artémis dans certains versions du mythe. Dans la mise en scène d’Anne Théron, les dieux ont déserté le ciel de la Grèce, comme le déclare Clytemnestre dans les derniers instants de la pièce : « Les dieux sont une fable qu’on nous raconte pour nous souvenir autrement de ce qu’il s’est réellement passé. » Pour les protagonistes de cette pièce, rien de pourra effacer le souvenir de la réalité, celle dans laquelle Iphigénie a été sacrifiée. Il aura fallu attendre les derniers instants de la pièce pour que le tragique prenne un sens nouveau, péniblement amené au fil de longs dialogues.

Avec ce retour au mythe, c’est paradoxalement la dimension tragique qui semble s’effacer. La volonté appuyée de livrer une pièce réflexive sur le sens du tragique condamne hélas cette Iphigénie à se perdre dans de pesants dialogues où le feu du tragique manque cruellement. « Il n’y a pas de vent à Aulis », répètent le Chœur. Sur la scène aussi, le souffle aura manqué.

Iphigénie de Tiago Rodrigues, mise en scène d’Anne Théron. À l’Opéra Grand Avignon du 7 au 13 juillet. En tournée : octobre 2022 à Strasbourg et Neuchâtel (Suisse), novembre 2022 à Martigues, Niort et Bayonne, en décembre 2022 à Brive, Tulle et Lyon, et en février 2023 à La Roche-sur-Yon.