One Song @Christophe Raynaud de Lage

Tout au long du mois de juillet, Zone Critique couvre le Festival d’Avignon IN et OFF. Chaque jour, retrouvez notre journal d’Avignon, autour des spectacles qui nous ont marqué ou déçu. Notre rédacteur Tristan Duval-Cos revient aujourd’hui sur trois spectacles du IN : la surprenante performance signée Miet Warlop, les jubilatoires chorégraphies sud-africaines de Via Injabulo, et la décevante création d’Elise Vigier sur Anaïs Nin. De son côté Mathilde Alpers a vu Un ennemi du peuple, de la compagnie Des animaux bizarres et véhéments.

One Song : Indifférence et répétition

C’est un spectacle qui force l’admiration. On est tenu d’être impressionné. Il faudrait d’ailleurs plutôt dire « performance », tant One Song est conçu comme un dispositif qui refuse toute narration pour se concentrer sur un seul et unique motif musical et gestuel répété ad nauseam par des comédiens plus proches du sport de haut niveau que du jeu d’acteur. Sur le plateau, une poutre de gymnastique, une batterie déstructurée, une majorette au masculin, un speaker qui hurle des commentaires inaudibles et un public en furie qui acclame ou hue les protagonistes. Miet Warlop met en scène une performance sportive assez inédite : chaque protagoniste va se saisir d’un instrument dans une posture où il lui sera le plus difficile d’en jouer. Le contrebassiste est ainsi allongé au sol, son instrument au-dessus de lui, et doit faire des abdos pour jouer, le chanteur court sur un tapis roulant, la violoniste ne joue qu’en équilibre sur la poutre.

La question demeure de savoir si, au-delà de la performance livrée, tout cela suffit à faire un spectacle.

Une heure durant, ces joyeux lurons vont suer à grosses gouttes en répétant toujours le même mouvement musical, moyennant quelques variations de tempo. Le chant – à peine audible – est en fait une déploration sur la perte d’un être aimé. Miet Warlop reprenant avec One Song la trame de sa première pièce De Sportband / Afgetrainde Klanken conçue comme un requiem pour son défunt frère. Chacun porte le deuil comme il l’entend – pour Miet Warlop c’est dans le bruit et la sueur. Cette trame élémentaire – il ne se passera rien d’autre que cette répétition musicale – tend évidemment vers l’absurde, on l’aura compris. Sous-titrée “Histoire(s) du théâtre”, on laissera le soin aux exégètes savants de nous expliquer en quoi One Song relève de l’histoire. La question demeure de savoir si, au-delà de la performance livrée, tout cela suffit à faire un spectacle.

  • One Song. Histoire(s) du théâtre IV, de Miet Warlop du 8 au 14 juillet, cour sur Lycée Saint-Joseph, Avignon. En tournée : les 20 et 21 septembre 2022 au festival Actoral à Marseille ; les 28 et 29 septembre 2022 au Tandem, scène nationale Arras-Douai ; les 1er et 2 février 2023 à la Comédie de Valence, CND Drôme-Ardèche ; du 28 au 31 mars au Théâtre du Parvis Saint-Jean à Dijon.

Via Injabulo : La tradition révoltée

Avec Via Injabulo, la danse rejoint la pulsation la plus élémentaire de la vie

Spectacle de la compagnie sud-africaine Via Katlehong Dance, mis en scène par un duo de chorégraphes, Marco Da Silva Ferreira et Amala Dianor, Via Injabulo – « vers la joie » en Zoulou – s’offre en effet comme une réjouissante célébration des danses traditionnelles, notamment la pantsula, danse contestataire qui permet l’affirmation de l’identité communautaire. Conçu en deux parties distinctes, Via Injabulo offre de très beaux moments de danse chorale, où les êtres semblent communier au rythme d’une musique qui happe rapidement le spectateur. À la fois manifeste d’émancipation et prouesse technique (les mouvements rapides des pieds et des jambes sont caractéristiques de la pantsula), cette pièce est un réel voyage à travers les mouvements et les sons.

Via Injabulo @Christophe Raynaud de Lage

Dans une seconde partie, un des danseurs se fait également DJ, et c’est sur une musique électronique plus dense et plus puissante que la danse va se déployer. Proche de la transe et atteignant dans les mouvements collectifs une forme d’extase, Via Injabulo est une franche réussite mêlant la tradition contestataire et les danses urbaines plus contemporaines. À travers ce parcours envoûtant, les protagonistes passent pas une série d’émotions, allant de la déploration, à la colère en passant par une euphorie communicative. À la jonction des deux volets du spectacle, les danseurs ouvrent des canettes de soda et en offrent au public. Avec Via Injabulo, la danse rejoint la pulsation la plus élémentaire de la vie – et ce pour notre plus grand plaisir.

  • Via Injabulo, Cie Via Katlehong Dance, du 10 au 17 juillet 2022, Cour minérale de l’Université d’Avignon. En tournée : le 27 septembre 2022 à l’Opéra de Dijon ; du 6 au 9 octobre 2022 au Théâtre National de Chaillot, Paris ; le 10 novembre 2022 à L’Espal, Scène nationale du Mans ; du 17 au 19 novembre Le Quarts, Scène nationale de Brest ; le 22 novembre 2022 à L’Avant scène Théâtre de Colombes ; du 24 au 26 novembre 2022 à la Maison des Arts de Créteil ; le 1er et 2 décembre 2022 à la MC2 Grenoble ; le 6 et7 décembre 2022, Bonlieu, Scène nationale Annecy ; le 9 décembre 2022 à La Comète, Scène nationale de Châlons-en-Champagne.

Anaïs Nin au miroir : Le reflet informe

Anaïs Nin au miroir @Christophe Raynaud de Lage

C’est sur les planches du Théâtre Benoît XII que la jeune Anaïs Nin prend vie, dans un procédé assez poussif de « théâtre dans le théâtre ». Le décor est plutôt inventif, avec ses grands cadres en bois, son écran vidéo en toile de fond, et une carcasse de bateau en bois sur le devant de la scène. Mais hélas, le spectacle n’exploite pas ce dispositif et les potentialités qu’il recèle. La pièce s’ouvre alors qu’Anaïs entre dans un théâtre vide, s’étonne de n’y trouver personne, et discute avec la femme de ménage, une dame drôle au tempérament bien trempé. À partir de là, Agnès Desarthe (qui signe le texte) et Élise Vigier (qui signe la mise en scène) semblent vouloir donner corps à une multitude de personnages et de récits tirés des textes d’Anaïs Nin. Mais ce foisonnement de saynètes où l’on se perd rapidement se révèle confus et disparate : on comprend mal le propos de la pièce, et l’abondance de moyens scéniques nuit à la fluidité de la narration. On assiste ainsi pêle-mêle à un numéro de prestidigitateur ; un artiste qui peint le corps d’une femme ; un numéro de travesti…

On se réjouissait pourtant de découvrir la mise en scène des textes d’Anaïs Nin, écrivaine aux mille facettes souvent méconnues. Mais face à ce spectacle, il émerge le sentiment ambivalent d’un travail peu abouti. Les comédiens dansent, échangent librement, s’habillent sur le plateau, s’adressent au public ; mais on a plutôt le sentiment d’assister aux premières lectures à la table de la pièce par les comédiens, qu’à une mise en scène réellement accomplie. Des idées fusent au fil des dialogues, certaines bonnes, d’autres plus surprenantes. On ressort avec un sentiment d’inabouti. Cruellement, les plus belles images de la pièce sont peut-être celles de la vidéo en noir & blanc, projetées durant la pièce : elles laissent apparaître Anaïs Nin en plans serrés. Pour la première fois, l’émotion affleure en regardant cette femme descendre une rivière en bateau, comme on descend le cours de sa vie.

  • Anaïs Nin au miroir, d’Agnès Desarthe, mise en scène d’Elise Vigier. Au théâtre Benoît XII du 9 au 16 juillet. En tournée : du 11 au 14 octobre 2022 à la Comédie de Caen ; du 19 au 22 octobre 2022 au Théâtre Dijon Bourgogne ; du 10 novembre au 11 décembre 2022 au Théâtre de la tempête à Paris ; les 7 et 8 mars 2023 à La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc.

Tristan Duval-Cos

Un ennemi du peuple

Après plusieurs salles complètes et quelques déceptions de spectacles du IN, j’ai enfin pu voir Un ennemi du peuple par La compagnie Des animaux bizarres et véhéments, mise en scène de Guillaume Gras.

15 juillet 2022 : Il est 13h10, nous sommes dans une classe au Lycée Mistral. Au milieu des spectateurs, un comédien se lève puis deux puis trois et en quelques minutes nous sommes happés par le texte d’Ibsen et l’interprétation des comédiens. Nous ne sommes plus dans une salle de cours, nous spectateurs assistons impuissants à la déchéance morale d’une famille bourgeoise où chaque personnage prend des décisions les unes plus horribles que les autres. L’histoire est simple : Tomas, médecin des eaux thermales de son village, découvre que ces dernières sont contaminées. Alors que ce dernier s’attend à être élevé en héros par les autres villageois, ces derniers se liguent contre lui par peur de perdre leurs possessions. La compagnie Des animaux bizarres et véhéments fait le choix d’un minimalisme, qui nous débarrasse de toute scénographie artificielle, d’illusion théâtrale et par conséquent d’un quatrième mur. C’est une mise en scène redoutable dans la mesure où le spectateur pris à parti se sent responsable de ce qui se passe sur scène : il en est frustré car il ne peut en aucun cas intervenir sur les résolutions jusqu’au-boutistes de chaque protagoniste. Malgré un jeu d’une grande qualité, nous pouvons regretter que la pièce prenne une dimension par moments un peu trop stéréotypée – sûrement dû au resserrement de l’intrigue sur ses nœuds les plus importants. Mais comment faire autrement quand nous savons les contraintes horaires et matérielles auxquelles font face les compagnies et les théâtres ?

  • Un ennemi du peuple, d’après Henrik Ibsen, mis en scène par Guillaume Gras, Compagnie Des animaux bizarres et véhéments, 13h jusqu’au 23 juillet au 11 Avignon

Mathilde Alpers