Eva AEPPLI et Jean TINGUELY, impasse Ronsin, vers 1959, © Centre-Pompidou Metz

De longs doigts en soie à fleurs séchées, des visages difformes aux traits douloureux, des squelettes dansant un tango, le visiteur est traversé d’effroi en pénétrant dans le monde troublant de l’artiste suisse Eva Aeppli. Le musée sentimental d’Eva Aeppli visible au Centre Pompidou – Metz jusqu’au 14 novembre 2022 dérange autant qu’il bouleverse. Impossible de rester de marbre face à cette « inquiétante étrangeté », ces grandes poupées inertes dont l’expression marque le cœur et l’esprit.

Le dispositif de monstration – le musée sentimental –, imaginé par Chiara Parisi et Anne Horvath, est particulièrement à propos lorsqu’il s’agit d’Eva Aeppli. Assurément celle-ci n’a eu de cesse de répertorier sa vie dans ce qu’elle a appelé « Les livres de vie » et qui resteront son œuvre la plus importante. Elle n’arrêtera ces journaux intimes qu’à la mort de sa grande amie, Niki de Saint Phalle, en 2002. Nombre de ces livres sont exposés et montrent les grandes amitiés qu’elle a tissées avec Jean Pierre Raynaud, Daniel Spoerri, Niki de Saint Phalle, Pontus Hultén, Jean Tinguely qui fut un temps son mari. Ses livres de vie et cartes de visites étaient distribués à ses amis ; elle s’amusait alors à s’inventer des professions loufoques – Chatologue, Acrobate entre ciel et terre, Eleveuse de sorcières – qui montrent une Eva Aeppli espiègle et rieuse qui contraste avec la lourdeur d’un travail qui dialogue avec la mort et l’horreur de la guerre. Le musée sentimental, concept emprunté à Daniel Spoerri, se caractérise par la mise en avant d’objets qui « […] nous séduisent non par leur valeur historique ou leur qualité mais pour l’émotion que nous y investissons ou qui s’en dégage. Ce critère s’applique non seulement aux reliques mais aussi aux fétiches qui rayonnent de leur force magique comme des batteries chargées de guérir ou de nuire. »

Le musée sentimental, concept emprunté à Daniel Spoerri, se caractérise par la mise en avant d’objets qui « […] nous séduisent non par leur valeur historique ou leur qualité mais pour l’émotion que nous y investissons ou qui s’en dégage. »

Cette première rétrospective en France d’une artiste encore méconnue du grand public est un pari réussi. Elle nous emporte dans les états d’âmes d’Eva Aeppli et nous entraîne dans son quotidien et son parcours artistique qui n’a jamais été influencé par les modes de l’époque comme le pop art et l’abstraction lyrique.

Eva Aeppli, artiste reconnue dans son cercle d’amis, qu’elle rencontre à des fêtes ou impasse Ronsin où elle s’installe avec Jean Tinguely, commence sa pratique de la couture par des poupées pour enfants destinées à la vente. La légende raconte qu’elle venait les voler en douce avec Jean Tinguely pour faire fructifier ses ventes. Le musée sentimental recèle ainsi de petites anecdotes et d’objets dérobés à valeur sentimentale : du coupe ongle de Brancusi aux nattes que l’artiste suisse tissait et envoyait à ses amis pour leur permettre de s’élever spirituellement.

Pulsions de mort pulsions de vie

De la légèreté à la noirceur il n’y a qu’un pas : la pièce maîtresse de l’exposition est La Table, mise en « scène » de La cène par Eva Aeppli, où Jésus Christ a laissé sa place à la mort personnifiée : un squelette aux fleurs dans les oreilles, comme dans son œuvre Le tango de la mort. L’Humanité entière est représentée par différentes poupées à taille humaine et à la personnalité distincte. Une identité visible dans les traits du visage brodés ou à la manière de se tenir autour de cette grande table. Ses poupées aux cicatrices cousues ont des personnalités propres et ne sont, au départ, pas destinées à l’exposition. L’artiste les intègre à son quotidien, les installe dans sa maison, sur son mobilier, les offre à ses amis. Toutes ont d’ailleurs un nom : Anna, Olga, Célestine…

Bien qu’une grande partie du travail d’Eva Aeppli ait été détruite, l’exposition montre une artiste prolifique, habitée par la création. Sa tendance à la destruction et à l’auto-destruction la pousse à repeindre les murs de la maison sur lesquels elle peint ses figures squelettiques la nuit. Son œuvre est profondément marquée par ses trois tentatives de suicide post-partum et pour reprendre les mots de Niki de Saint Phalle qui croyait en la fonction thérapeutique de l’art, « détruire c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. »

Le musée sentimental présente la pièce Le Strip-tease qu’Eva Aeppli a exposée dans la galerie d’Iris Clert. Ce strip-tease qui n’a rien de sexuel met en scène par une série de panneaux à la peinture à l’huile un personnage humain qui se vide de joie pour ne finir qu’ombre et noirceur. Une fois la carapace textile enlevée, l’individu se retrouve à nu de désespoir. Cette première œuvre choque, elle dénote par rapport à un carton d’invitation axé sur la légèreté du « strip-tease » dans les tons chair. La galerie joue le jeu par une occultation de la pièce de l’extérieur.

Des figures en pied à l’élévation

On traverse ensuite des grandes installations comme Le groupe de 48, qui ne compte en réalité que 47 figures de plus de 2 mètres dont la 48e se retrouve ensuite sur un échafaud conçu par Jean Tinguely.

Eva AEPPLI, Érinyes I, II et III, 1977 et Groupe de 48 (détail), 1969-1970? © © Centre-Pompidou Metz

Pour patiner les tissus du groupe de 13, Eva Aeppli les plonge dans un bain de thé qu’elle réalise dans sa baignoire. Pour fixer la tâche, elle passe le tissu au four puis le coud et le remplit de ouate et de kapok. Les figures obtiennent ainsi un aspect vieilli, sali. La technique est toujours la même : elle coud la tête et les mains, qu’elle fixe par une structure de fer, recouverte d’un grand drap de velours. Ses figures n’ont pas de pieds, comme détachées du sol. L’apogée de cette élévation se situe dans les dernières années où les têtes ne sont connectées à aucun corps, et existent par elle-même, posées sur des socles en fer réalisés une nouvelle fois par Jean Tinguely.

C’est donc à partir de 1950 qu’Eva Aeppli se concentre sur les têtes, détruit les corps et offre les mains à ses amis. Les séries Les planètes ainsi que Les signes du zodiaque montrent son travail sur les expressions de ces visages en soie puis coulés en bronze, qu’on peut également apprécier patinés, dans le jardin du Centre Pompidou. Chaque planète est personnifiée et reconnaissable par des traits du visage. Ces œuvres sont témoins de la volonté d’Eva Aeppli d’expliquer les physionomies humaines par l’astrologie. Il en est de même pour la série de têtes Quelques faiblesses humaines représentant les sept péchés capitaux, bien distincts des autoportraits, les Erinyes, où elle se représente en Medusa avec des serpents en guise de cheveux.

Amitiés et influences

Ses premières collaborations avec son deuxième mari, Jean Tinguely ont vu le jour 30 ans après leur séparation : on peut ainsi s’immerger dans Les Sorcières volantes, une œuvre où les sorcières qu’Eva Aeppli lui a offertes volent grâce à une machine réalisée par celui-ci. L’obsession de Tinguely pour le mouvement et sa mort imminente font se rencontrer leurs univers et leur permettent ainsi de donner vie à des œuvres où les poupées montent à l’échafaud, volent dans les airs, et côtoient les pièces du carnaval de Bâle.

Ses œuvres dialoguent avec celles de Niki de Saint Phalle, dont on peut apprécier une de ses célèbres nanas, un assemblage formant une tête pirate Le Capitaine Hook ainsi que l’œuvre Cœur, faite de plâtre, de grillage et d’objets divers collés sur un panneau de bois.

Aux cimaises également, les formes géométriques de la célèbre guérisseuse et visionnaire de l’abstraction, Emma Kuns, font face aux planètes d’Eva Aeppli. Le visiteur passe de l’effroi du procès de Nuremberg avec Les Juges à l’installation immersive en sky d’Annette Messager qui rend sa voix aux petites mains de la couture. Les œuvres d’Eva Aeppli donnent aussi le ton à des têtes en feutre de Louise Bourgeois, aux Four Yarn Dolls de Mike Kelley, à l’oreille de Giacometti par Meret Oppenheim, ou au travail d’Odilon Redon, Jean Raynaud ou Laurie Simmons tandis que des pièces antiques comme une tête colossale d’Apollon ou le masque « Gueulard » trésor de la cathédrale Saint Etienne de Metz viennent s’insérer parfaitement dans ce paysage moderne.

Le rapport douloureux à la vie d’Eva Aeppli n’est pas sans laisser de traces : le parcours est difficile, il faut parfois s’arrêter, ressortir pour reprendre son souffle. La mort et les figures aux cris sourds s’imposent à nous comme des fantômes qu’il faut apprivoiser avec le cœur bien accroché.

Le rapport douloureux à la vie d’Eva Aeppli n’est pas sans laisser de traces : le parcours est difficile, il faut parfois s’arrêter, ressortir pour reprendre son souffle. La mort et les figures aux cris sourds s’imposent à nous comme des fantômes qu’il faut apprivoiser avec le cœur bien accroché. Ainsi l’exposition Le musée sentimental d’Eva Aeppli se donne comme une immersion dans le quotidien d’une femme touchante et d’une grande sensibilité, visible jusqu’au 14 novembre.