Klavdij Sluban. Pologne, 2005, série East to East. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

À l’occasion de la 53e édition des Rencontres de la photographie d’Arles, Zone Critique propose une série d’articles au fil des différentes expositions. Découverte d’artistes méconnus et émergence de talents nouveaux se côtoient dans toute la ville. Aujourd’hui, zoom sur de jeunes photographes exposés à Arles et sur l’exposition de Klavdij Sluban : à travers un regard presque anthropologique, de nombreuses expositions mettent cette année la photographie au service du deuil et du souvenir, souvent lié aux paysages – réels et mentaux – qui constituent la toile de fond de nos vies.

Du vent dans les plaines

            C’est à Croisière, espace situé non loin du centre-ville d’Arles qu’il faut faire halte pour découvrir les splendides photos du photographe franco-slovène Klavdij Sluban. Dans une salle de l’étage, avec de lourdes poutres en bois massif, on découvre l’exposition Sneg – la neige, dans la langue maternelle du photographe. Traversés par cet élément à la fois lourd et volatile, les magnifiques tirages en noir & blanc de Sluban donnent à voir des paysages et des êtres capturés au fil des voyages du photographe : en Slovénie, en Albanie, sur le trajet du Transsibérien. Tantôt la neige embaume les paysages, comme sur ce beau cliché de trains alignés dans la nuit à Kaliningrad, tantôt la neige  envahit la photo par un travail subtil sur le grain de la pellicule qui semble nimber l’image d’un halo impressionniste.

            Par un jeu sur les formes et les ombres, Klavdij Sluban livre d’émouvants clichés, où les êtres semblent se confondre avec le paysage, où la neige happe peu à peu le regard comme un voile oppressant. Ce sont des endroits toujours plus reculés que saisit le photographe, à l’instar de la série East to East, partant du Transsibérien jusqu’au cercle polaire arctique, en passant par la Mongolie. Quand le paysage n’est pas directement présent, il est toujours suggéré dans le hors-champ, comme sur cette photo où un homme saisi de profil regarde par la fenêtre d’un train. Avec Sneg, Klavdij Sluban livre en noir & blanc des tirages qui reflètent les états d’âme tourmentés et où la nature enneigée se fond avec le corps des êtres et des choses.

Sneg de Klavdij Sluban, à Croisière, Arles, jusqu’au 24 septembre 2022

            Présenté en duo avec les photographies de Julia Gat sous le titre 48 vues, la série de Julien Gester intitulée Cette fin du monde nous aura quand même donné de beaux couchers de soleil présente une série de photos de milieux urbains où la jeunesse indolente rencontre les milieux laborieux des grandes cités modernes. Morceaux de vie arrachés à la torpeur du quotidien, on découvre dans trois petites salles, des tirages pris de part le monde, où des adolescents jouent au billard, où une femme suit son enfant dans un parc. Très classique dans sa forme – une tendance humaniste, une attention marquée à un univers urbain –, les photos de Julien Gester se démarquent par une poésie des situations, et un talent bien réel des prises de vue, où les personnages sont souvent saisis selon un angle singulier, comme s’ils se dérobaient au moment même où la photo les immortalise. Si le travail prometteur de Julien Gester est incontestablement une belle découverte de cette 53e édition des Rencontres d’Arles, on ne peut qu’amèrement regretter que ses tirages soient si mal mis en valeur par un accrochage hideux, constitué de ruban adhésif de couleur vive, qui défigure la rigueur et la beauté formelle des tirages couleur.

48 vues, Julien Gester / Julia Gat, à Croisière, Arles, jusqu’au 25 septembre 2022

La mémoire et la perte

Rahim Fortune. Le bras de Gem, série Je ne supporte pas de te voir pleurer, 2020. Avec l’aimable autorisation de Sasha Wolf Projects et de l’artiste.

    Comme tous les ans aux Rencontres d’Arles, l’église des Frères Prêcheurs accueille les lauréats du prix découverte Louis Roederer. Le cru 2022 est certes inégal, mais trois séries méritent une attention particulière. L’américain Rahim Fortune, en premier lieu, présente avec Je ne supporte pas de te voir pleurer une série de photos humbles et pudiques consacrées à son père malade. À la croisée du deuil personnel et des cicatrices d’un pays encore hanté par la ségrégation et le racisme – on comprend que le photographe est issu de la minorité afro-américaine – cette série semble hantée par la perte du père, au sens filial comme au sens symbolique. À travers une douzaine de clichés qui présentent des morceaux de nature, dont le calme apparent masque la violence d’un pays encore en proie aux violences, Rahim Fortune porte les stigmates de la perte d’un être cher, tout comme ceux de la perte d’un idéal d’égalité et de fraternité. Exemplaire est en ce sens la photo de l’avant-bras d’un homme exhibant une cicatrice qui se superpose à un tatouage représentant le territoire des États-Unis, comme une balafre infligée à la fois dans la chair des hommes et dans celle du pays.

             C’est avec élégance et pudeur que Rahim Fortune porte le deuil de son père ; à travers ces clichés soignés et émouvants, l’émotion émerge peu à peu, comme une vague lente de souvenirs douloureux. Tout tourne autour d’un père malade qui n’apparaît pourtant que sur une unique photo, alité et tendant la main vers son fils – geste bouleversant qui traverse la photo.

Je ne supporte pas de te voir pleurer de Rahim Fortune, église des Frères Prêcheurs, Arles, jusqu’au 28 août 2022.

Mika Sperling. Avec toi, à 55 mètres, 2021, série Je n’ai rien fait de mal. Avec l’aimable autorisation de Mika Sperling.

            Là où Rahim Fortune creuse la question du deuil et de la mémoire d’un pays aux cicatrices encore douloureuses, c’est la plaie d’un tabou familial qu’envisage Mika Sperling à travers sa série Je n’ai rien fait de mal. Le minimalisme est de mise dans ce travail à la fois humble et puissant : face à ces photos de famille en petit format, dans lesquelles un personnage a été découpé et dont d’autres sont présentées retournées, on ne comprend pas immédiatement de quoi il s’agit. Un feuillet d’une douzaine de pages accompagne l’exposition : ce texte fournit, pour ainsi dire, les sous-titres de la série de Mika Sperling. Victime d’inceste par un membre de sa famille, l’artiste a soigneusement rassemblé des dizaines de photos de famille – prises lors de dîners, fêtes, anniversaires – où le bourreau figurait. Ce grand-père incestueux a désormais disparu des photos, découpé avec soin par Mika Sperling. Mais son absence n’en est que plus frappante au creux de ces clichés caviardés, ou de ces photos retournées livrées à notre imaginaire. Poncif éternel du bonheur familial, la « photo de famille » se trouve ici démembrée, comme pour à la fois dénoncer une horreur coupablement tue et tenter, tant bien que mal, de se réconcilier avec son passé. Littéralement comme symboliquement, Mika Sperling entreprend avec Je n’ai rien fait de mal – titre dont on mesure ainsi la glaçante signification – de « recoller les morceaux » : morceaux d’elle-même qu’elle retrouve en « découpant » de sa famille celui qu’elle a aimé mais qui lui « a volé le grand-père qu’elle aurait pu avoir », comme elle l’écrit elle-même.

            La série se clôt sur quelques photos montrant Mika Sperling accompagnant sa fille à l’école, comme pour reparcourir un chemin bien connu. Avec cette série, l’artiste interroge le rapport d’une mère à son enfant, et le poids de la maternité à la suite d’un traumatisme subit durant l’enfance.

Je n’ai rien fait de mal de Mika Sperling, église des Frères Prêcheurs, Arles, jusqu’au 28 août 2022.

            Belle synthèse de différentes tendances représentées cette année aux Rencontres d’Arles, la série de Daniel Jack Lyons, Comme une rivière, nous plonge dans la communauté transsexuelle d’une Maison de la Jeunesse au cœur de l’Amazonie brésilienne. C’est là que le photographe américain a posé son appareil pour y saisir la vie de ces hommes et ces femmes considérés comme des parias dans leur pays. Dans de beaux portraits, Daniel Jack Lyons a laissé ses modèles libres de choisir leurs habits, le lieux et la pose dans laquelle ils voulaient être photographiés. Cette vie recluse dans la forêt est présentée avec des photos de paysages noueux de l’Amazonie, comme si la nature elle-même fournissait une métaphore des parcours cabossés de ces êtres. Ancien étudiant en anthropologie sociale, Daniel Jack Lyons a conscience de l’enjeu sociologique de sa série, qui fait converger les luttes pour l’émancipation avec l’impératif de protection de la nature. Cette brève série est également une manière de ressaisir différentes thématiques qui traversent la photographie contemporaine : la mise en scène des minorités sexuelles est prégnante lors de cette 53e édition des Rencontres d’Arles, de même que le regard anthropologique de Daniel Jack Lyons sur l’Amazonie rejoint ceux de Julien Lombardi sur le Mexique (à Croisière) et de Bruno Serralongue sur la lutte des Indiens Sioux du Dakota du Nord pour la sauvegarde de leur territoire (au Jardin d’été).

Comme une rivière, Jack Daniel Lyons, église des Frères Prêcheurs, Arles, jusqu’au 28 août 2022.