Otto Dix, Bildnis der Journalistin Sylvia von Harden, 1926, Huile et tempera sur bois, 121 x 89 cm, Centre Pompidou MNAM-CCI © Adagp, Paris, 2022 Photo : Centre Pompidou, MNAM – CCI/Audrey Laurans/Dist. RMN-GP

Le portrait de Sylvia von Harden d’Otto Dix est dans l’esprit de tous ceux qui ont un jour flâné dans les galeries de l’exposition permanente du Centre Pompidou. On se souvient de ce rouge pénétrant et de cette posture, presque irrévérencieuse, de la journaliste, coupe à la garçonne et robe à carreaux, en train de fumer une cigarette. Ce que l’on ignore ou plutôt ce que l’on méconnaît est que ce portrait fait partie du mouvement de la Nouvelle Objectivité. Jusqu’au 5 septembre, le Centre Pompidou offre une large exposition consacrée à ce mouvement artistique allemand dont fait partie le Bauhaus pour l’architecture et le design.

Un retour au sens

Entre 1918 et 1933, de l’autre côté du Rhin se développe simultanément au surréalisme un mouvement qui embrasse toutes les disciplines : la Nouvelle Objectivité. Ce mouvement, croissance de l’expressionnisme allemand du début du siècle, naît de l’esprit politique des artistes et de la prise de conscience d’un certain devoir de responsabilité. Autrement dit, la Nouvelle Objectivité se dote d’une volonté politique et se veut un miroir tendu à une société d’après-guerre gangrenée par la corruption et la désindividualisation. L’exposition offre ainsi non seulement une vision esthétique de la République de Weimar, mais aussi une plongée dans la société allemande et ses évolutions sociales et politiques.

L’art souhaite redevenir utile – Gebrauch – en devenant témoin des bouleversements sociaux et des changements de mœurs. Lors de l’exposition Die Neue Sachlikeit – Deustche Malerei seit dem Expressionismus qui se tient du 14 juin au 18 septembre 1925, l’expression Nouvelle Objectivité est inventée par le critique Gustav Friedrich Hartlaub. Il écrit à ce propos dans une lettre adressée à Alfred H. Barra Jr le 8 juillet 1929 :

« L’expression ne devait pas seulement servir à désigner le nouveau réalisme graphique aux tendances socialistes dans l’art. Elle se référait à l’ambiance générale de l’époque en Allemagne : la résignation voire le cynisme après une période d’espoirs débordants, qui dans les arts plastiques avaient trouvé leur expression dans l’expressionnisme. Le cynisme et la résignation sont les côtés négatifs de la Nouvelle Objectivité ; d’un point de vue positif, il s’agit d’un retour à l’évidence. »

August Sander, Secrétaire à la Westdeutscher, Rundfunk de Cologne, 1931 (détail). Tirage original, épreuve gélatino-argentique, 29 x 22 cm, © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne/ Adagp, Paris, 2022

Par « évidence », il faut entendre alors un retour au réalisme sans filtre. L’art devient constat froid du monde, témoignage accablant des bouleversements, mais aussi un retour au réel nécessaire qui devient une célébration de la modernité. En témoigne le tableau merveilleux de Gert Heinrich Wolheim, Abschied von Düsseldorf en 1924 qui illustre bien la société allemande des années 20. Le tableau de grand format montre au premier plan une fête mondaine où brillent la folie et l’insouciance tandis qu’à l’arrière-plan se dessine une zone industrielle avec ses fumées issues de la modernité. Si le tableau donne à voir une certaine effervescence et une certaine joie que la Junge Rheinland cherche à traduire, une atmosphère inquiétante flotte, appuyée par les couleurs qui ne sont pas sans référence aux tableaux de Brueghel l’Ancien ou de Bosch. Plusieurs tableaux du groupe Junge Rheinland montrent l’état du monde des années 20 comme Epoch de Lotte B. Prechne en 1928 qui montre au premier plan un homme noir accoudé regardant le passé : la Première Guerre Mondiale, l’émergence des États-Unis à l’aube du XXe siècle et surtout la montée des fascismes.

L’exposition est divisée en deux pôles : un pôle consacré à la peinture et au design, et un autre dédié au photographe August Sanders à travers une très large exposition photographique de son œuvre sur la société du XXe siècle. Menschen des 20 Jarhunderts est une plongée dans l’époque à travers les portraits de multiples individus qui ont fait cette société allemande moderne de la République de Weimar. Elle permet de saisir l’esprit du temps. L’accrochage est réalisée en fonction des groupes socio-professionnels : professeurs, ouvriers, paysans, militaires, écrivains… August Sanders, photographe né en 1876, est une figure magistrale de la photographie humaniste du XXe siècle. Vers 1925, Sanders établit une classification fondée sur le portrait photographique dont l’objectif est de dessiner la société allemande en sept groupes. Par cette réalisation, Sanders se veut sociologue et désire montrer la métamorphose de la civilisation, de la société rurale à la société moderne. La montée du nazisme l’empêche d’aboutir à son projet qui ne sera jamais achevé. Ce qui est remarquable est que le visiteur oublie la démarche de Sanders et ne voit plus ainsi des types sociaux, mais des individus avec des histoires. Là est l’ambiguïté du portrait. À quoi Sanders donne la primauté ? On aurait presque envie de reprendre la dichotomie entre le moi social et le moi profond de Proust tant les portraits de Sanders flirte avec cette idée. Avec August Sanders, la photographie possède donc une forte dimension sociale, à l’opposé du pictorialisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Un retour au figuratif

Otto Dix, Bildnis des Kunsthändlers Alfred Flechtheim, 1926, Huile sur bois, 120 x 80 cm ,Staatliche Museen zu Berlin Preußischer Kulturbesitz, Nationalgalerie, Berlin © Adagp, Paris, 2022, Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P . Anders

D’un point de vue esthétique, l’exposition donne la possibilité de découvrir des peintres que l’on rencontre peu. À part la grande figure d’Otto Dix et le portrait de la journaliste Sylvia von Harden, les autres peintures d’Otto Dix nous étaient très méconnues, si bien que l’on a découvert un peintre tout à fait étrange où les corps frôlent la caricature et la satire comme le portrait du marchand d’art Alfred Flechtheim représenté avec tous les stéréotypes antisémites ou encore le portrait d’une femme rousse.

Le portrait pictural de la Nouvelle Objectivité se caractérise en effet par une très forte représentation du sujet et de ses traits en accentuant les apparences d’où l’accent caricatural et les clichés représentés. C’est en ce sens un renforcement de la typologie qui apparaît. Les visages sont froids, sans émotion, vide de tout sentiment comme si la Première Guerre Mondiale avait marqué ses individus jusqu’à l’âme et les avait marqués d’un sentiment d’humiliation. Cette idée de persona froide est très liée à la culture de la honte qui s’est répandue en Allemagne à la fin de la Grande Guerre. Les perdants cherchent à effacer la honte de leurs idées d’avant la guerre. Le patriotisme de 1914 n’est plus et la désillusion est totale. Ainsi, la peinture retranscrit cette attitude en représentant les individus avec un masque d’indifférence et de détachement sur un fond neutre ou sombre. Le portrait ne porte désormais plus sur l’intériorité mais sur la place et le rôle que vous avez au sein de la société à travers votre apparence extérieure.

L’exposition explore ainsi les différents aspects de ce mouvement si court et pourtant si dense. C’est pourquoi l’exposition demande une grande attention tant il y a d’éléments à comprendre pour appréhender dans sa globalité le mouvement de la Nouvelle Objectivité. Outre l’importance attachée à l’extériorité des individus et à leur rôle, l’œil s’attache de l’artiste s’attache aussi aux choses et à la standardisation de l’objet. Aux États-Unis, au même moment se développe la marque Prisunic et le développement d’une série de mobiliers design à bas coût. Avec le Bauhaus, l’attention portée à la standardisation, à l’efficacité, aux lignes très graphiques et à l’épure plutôt qu’à l’ornement, est manifeste et s’inscrit résolument dans ce mouvement. L’exposition consacre deux à cette période du Bauhaus et aux mobiliers de l’époque pour montrer que l’esprit d’une société est intimement lié à l’art. De la même manière, l’exposition montre des photographies d’Albret Renger-Patzsch qui représente des objets en série : truelles, embauchoirs vernis, casseroles, plantes en macro qui deviennent des objets… Le regard de l’artiste prend en compte l’objet et leur matérialité, leur texture créant alors un dialogue entre la photographie et la peinture.

Un mouvement de la transgression

Enfin, l’exposition se clôt avec l’idée de la transgression propre au mouvement qui voulait montrer, par ailleurs, cette société allemande considérée comme interlope. Ainsi, le monde de la nuit et plus particulièrement les femmes de la classe moyenne supérieure et la subculture homosexuelle, très importante dans le Berlin des années 20. La Nouvelle Objectivité va donc illustrer cette transgression des genres et des normes.

L’illustratrice Jeanne Mammen est ainsi mise à l’honneur. Née à Berlin en 1890, elle grandit tout d’abord à Paris puis expose dès 1912 au Salon des Indépendants. La Première Guerre Mondiale met un terme à ses velléités artistiques et Jeanne Mammen se retrouve sans ressources à Berlin. Elle réalise quelques dessins, illustrations pour des revues et croque dans les années 30 les lieux de rencontre lesbiens.

Jeanne Mammen, Transvestitenlokal, vers 1931, Aquarelle et crayon 29.50x 58.00 cm
© Adagp, Paris, 2022 Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Dietmar Katz

L’exposition se donne au public sous l’égide de la transgression en reprenant le portrait de la danseuse Anita Berber peint par Otto Dix dans une posture séductrice. Ouvertement bisexuelle, la danseuse est représentée de façon caricaturale dans une tenue rouge sur un fond rouge feu, la main prête à relever sa robe comme si elle incarnait la luxure à elle seule.

La dernière salle de l’exposition est assez impressionnante pour ne pas dire dérangeante car tous les tableaux représentent des féminicides. Écho à notre actualité ou simple constat d’un des aspects de l’Allemagne des années 20 ? Cette dernière salle dénote par rapport aux deux précédentes qui témoignent d’une certaine liberté de ton, même cachée. L’exposition semble vouloir revenir à la réalité, au regard des hommes qui craignent l’émancipation des femmes et le brouillage des genres. Étonnant d’actualité… Ainsi, ce sont des femmes violées, égorgées, pendues, meurtries que le spectateur est invité à voir. Si l’on est obligé d’y voir un écho contemporain, il faut aussi se rappeler le goût du public pour les faits divers sordides qui faisaient la une de la presse à sensation à la manière du penny dreadful anglais au XIXe siècle. Néanmoins, ces œuvres, dont certaines sont d’Otto Dix, témoignent d’un malaise viril dans cette société allemande du XXe siècle de voir des femmes s’habiller à la garçonne, fumer la cigarette et d’avoir le droit de vote.

La dernière transgression vient du mouvement lui-même, accusé par le parti nazi dès 1933 d’être l’incarnation de la République de Weimar et d’être trop rouge. Ainsi, de nombreux artistes de la Nouvelle Objectivité sont qualifiés d’« artistes dégénérés »et sont donc contraints de choisir l’exil.

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Quelle fabuleuse exposition que Allemagne – Années 1920 – Nouvelle Objectivité – August Sander qui se déroule au Centre Pompidou jusqu’au 5 septembre 2022. Non seulement, elle permet de découvrir des peintres merveilleux, mais elle permet aussi une plongée dans l’Histoire de l’Allemagne et de constater sur une courte période les changements sociaux et moraux d’une société. L’exposition témoigne des liens poreux qui existent entre l’art et la société. Alors, peut-être que les arts ne sont pas des choses utiles. Nous pouvons très bien nous passer d’art, mais la vie est atrophiée. L’art permet de mieux comprendre les évolutions du monde, de revenir sur lui. En témoigne cette exposition en deux volets.