Après le “Nope” insolent de son titre, Peele donne à lire une citation peu commune, extraite du Livre de Nahum dans la Bible :  le prophète annonce au peuple de Ninive sa destruction. Ce brusque changement de registre est à l’image de l’ensemble du film, qui se veut résolument extravagant, volontiers tapageur et déroutant à tous points de vue. C’est que Peele poursuit une chimère : celle de transcender les genres cinématographiques et les normes du bon goût pour atteindre au mystère qui l’obsède, celui de l’origine du cinéma et du destin des images. 

Dans Nope, il est question d’un frère, O.J (Daniel Kaluuya), et d’une sœur, Emerald (Keke Palmer), qui tentent de trouver leur place à Hollywood. Au fond d’une vallée déserte, dans leur ranch, ils dressent des chevaux destinés à une carrière cinématographique. Ils sont les lointains descendants du jockey noir des fameuses chronophotographies d’Eadweard Muybridge qui a mené des expérimentations sur la représentation d’un cheval en mouvement dans les années 1870-1880, anticipant ainsi la naissance du cinéma. La vie morne de O.J. et sa sœur prend un sens lorsque ceux-ci aperçoivent, une nuit, la silhouette d’un ovni fendre le ciel. L’urgence devient alors de saisir l’objet en mouvement, d’enfermer son existence fantomatique dans la prison éternelle d’un plan de cinéma. 

La colère de Dieu

La ligne narrative est à la fois très claire et très abstraite. Peele, avare de détails, fonde tout son art sur la pureté de cette idée. Ainsi, l’exposition est brève, les personnages peu nombreux – on en compte cinq – et l’action se déroule presque entièrement au creux de la vallée. Mais le film souffre manifestement d’incohérences d’écriture. Les rapports entre le frère et la sœur sont traités de façon incongrue. Se mêlent une psychologie sommaire à grands coups de flashbacks pathétiques et des dialogues parfois hilarants quand les personnages se chamaillent. Un simple chapitrage un peu accessoire est censé tenir lieu de structure alors même que le film semble contenir une multitude d’enjeux disparates. En réalité, les fils narratifs, sous-thèmes et autres motifs visuels, paraissent emmêlés ou plutôt entrelacés, autour d’une métaphore qu’il s’agit de déchiffrer. En effet, Ninive est maudite parce qu’elle symbolise le lieu de toutes les dépravations et de tous les massacres. La Ninive du film est située en Californie et ressemble étrangement à un Hollywood des origines, avant l’industrie, avant la catastrophe… La punition divine prendra la forme d’une invasion par une étrange créature, excédée par un monde décadent qui prend l’allure d’une fête foraine animée par une ancienne coqueluche de la télévision (Steven Yeun). Celui-ci cherche à dompter la bête pour en faire une nouvelle attraction et retrouver ainsi sa gloire passée. À mesure qu’il progresse par assertions, le film gagne en complexité. Il devient presque illisible du point de vue du genre et des fins qu’il poursuit. Peele cherche-t-il à réaliser un film d’horreur à fond puritain en se donnant les airs d’un Shyamalan ? Ou bien renoue-t-il avec le genre de la comédie horrifique pour mieux rendre hommage aux pouvoirs de la machine cinématographique ? Il en résulte une œuvre par moments inélégante et un peu brouillonne, et par d’autres extrêmement plastique. Toutes les séquences nocturnes, presque muettes, dans lesquelles le ciel et la terre se confondent dans une espèce de nappe bleue sont d’une beauté saisissante. L’ovni lui-même, qui prend d’abord la forme d’une soucoupe volante puis d’une sorte d’entité gazeuse et enfin d’une pieuvre, est élevé au rang d’objet poétique. Le monstre aspire ses victimes, dont on entend les plaintes résonner dans la vallée. 

Retour vers le futur 

Au-delà des genres, Peele brouille les frontières entre les espèces et estompe la distinction entre les êtres vivants et les objets techniques. Il dépeint un monde post-humain dans lequel les aliens – dont on ne connaît pas les intentions – se comportent comme des animaux tandis que l’unité du genre humain est réduite à néant, puisqu’il ne reste qu’une poignée d’individus esseulés. Par-là, il interroge la possibilité pour un film d’horreur de prendre un parti humaniste en peignant une humanité prétendument unie qui lutte contre une menace. Une humanité dont les Noirs ont été exclus. C’est la raison pour laquelle, non sans ironie, Peele ne brosse pas le portrait de héros mais de laissés-pour-compte qui comprennent très vite qu’une bonne image d’un être insolite est une promesse de profit. Il réinvestit sur un mode parodique l’idée d’une appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Afro-Américains, ce qui le rattache par définition à ce qu’on appelle l’afro-futurisme.

Peele ne brosse pas le portrait de héros mais de laissés-pour-compte qui comprennent très vite qu’une bonne image d’un être insolite est une promesse de profit. Il réinvestit sur un mode parodique l’idée d’une appropriation de la technologie et de l’imagerie de la science-fiction par les Afro-Américains, ce qui le rattache par définition à ce qu’on appelle l’afro-futurisme.

Peele fait signe vers le cheval de Muybridge avec son alien mais il mobilise également la référence à un singe qui avait diverti des millions d’américains dans un tv show grotesque des années 1990, mettant en scène une famille wasp dont un singe apprivoisé, Gordy, était devenu la mascotte. Dans Nope, les personnages sont entièrement fabriqués à partir d’une culture trash, télévisuelle, musicale, cinématographique, dont l’origine se trouverait peut-être dans le Wild West Show qui précède la naissance du western. Ainsi pêle-mêle, on entend parler d’Oprah Winfrey, des sitcoms, d’O.J Simpson, ou encore de Sidney Poitier dont on distingue le nom sur une affiche de film à l’arrière d’un plan hautement symbolique.

De ce fatras, émerge à nouveau la thèse du film qui occupe le dernier acte. Celui-ci, brillant de bout en bout, aurait pu en réalité se suffire à lui-même. On assiste à l’installation d’un movie set lorsque les personnages décident d’organiser le tournage d’un film qui servira de preuve à l’existence de l’alien. L’équipe de tournage improvisée plante un décor, fait l’acquisition de pellicule, distribue les rôles, essaie des cadrages. Dans ce magnifique home run qui sauve le film des impasses narratives dans lesquelles il aurait pu se perdre, il ne sera question que de cinéma et de ses possibilités. 

À quelles conditions recueille-t-on une image, vaut-elle un sacrifice, et quelle trace laissera-t-elle dans la mémoire individuelle et collective ? À ces questions fondamentales, c’est le silence d’une vallée déserte et ensanglantée par les crimes d’hier et de demain qui fait office de réponse. 

  • Nope, un film de Jordan Peele avec Daniel Kaluuya, Keke Palmer et Steven Yeun. En salles depuis le 10 août 2022.