Berlinde de Bruyckere at work © Mirjam Devriendt

Le MO.CO Montpellier consacre ses grands espaces dans l’ancien hôtel particulier Montcalm à Berlinde de Bruyckere. À seulement quelques minutes de la gare, se dresse le MO.CO. Ses surfaces pensées comme des « plateaux » se prêtent à une exposition spectaculaire et foisonnante sur plusieurs étages, celle de Berlinde de Bruyckere.  « Piller | Ekphrasis » est, à ce jour, sa plus grande exposition personnelle en France. Empathie, désir et violence sont les maîtres mots de l’exposition. Berlinde de Bruyckere s’approprie les maux contemporains et les retranscrit avec une pleine douceur. La sculptrice belge s’empare de l’actualité, en ingurgite la douleur puis la digère, avec un travail des matériaux très doux qui contrecarre la violence et la désolation qui imprègnent ses œuvres. Une douceur inégalée donc, dans le traitement des blessures intimes. Le commissariat de l’exposition conçu par niveaux – ciel, terre et abîmes – épouse les thèmes qui animent l’artiste : mystique, religion, mythologie.

Sur invitation du directeur Numa Hambursin, Berlinde de Bruyckere a créé six œuvres inédites pour l’exposition qui compte une cinquantaine de pièces. Les trépieds qui les surélèvent et le mobilier ancien choisis par l’artiste sont des pièces à part entière de l’exposition. Berlinde de Bruyckere qui conçoit ses œuvres en série se livre à des moulages de formes quotidiennes et vient les détourner, les suspendre ou les enfermer sous cloches. Les pièces sont élevées, pendues, en bocaux, mises en cages, emprisonnées parfois. Le dispositif de monstration rappelle les images de reliquaires religieux, d’où la puissante charge mystique qui s’en dégage. La mise en scène de corps meurtris participe d’une atmosphère pesante, qui, couplée à la senteur de cire et d’huile, nous permet un voyage aux confins de la vie et de la mort.

Dans « Piller ­Ekphrasis », les branches sont des os, les fleurs en décomposition sont des sexes, le potentiel symbolique de chaque objet est décuplé. D’une mère fleuriste et d’un père boucher, Berlinde de Bruyckere garde en elle son passage à l’internat catholique. Le contact aux bêtes dans son enfance lors de vacances dans la ferme de sa grand-mère façonne son imaginaire artistique.

De l’imperfection humaine

« Je n’ai jamais été intéressée par des corps parfaits et je veux montrer que la vie laisse des traces sur notre corps mais aussi sur notre esprit et dans notre cœur. »

Un mot d’abord sur le procédé de création de cette artiste hors-pair. Berlinde de Bruyckere qui n’a pas toujours travaillé avec la cire, en a fait son médium de prédilection pour représenter la chair. Elle moule les objets ou corps qui l’intéressent dans du silicone pour en garder toutes les marques et les moindres imperfections. Elle applique ensuite dans le moule de silicone la première couche de cire, qui sera la couche extérieure, la plus visible. Pour obtenir ces nuances de couleurs à la fois singulières et réalistes, elle applique plusieurs couches, ce qui donne à la peau cette blancheur laiteuse et veineuse. Le tout est maintenu par une structure en métal. La cire, matériau malléable et réutilisable à l’infini, peut être retravaillée sans cesse par fonte et refonte. D’abord utilisée dans un souci d’économie, l’artiste flamande de 58 ans, née à Gand, en a fait sa marque de fabrique. Comme elle le confie lors d’un entretien pour AOC : « Je n’ai jamais été intéressée par des corps parfaits et je veux montrer que la vie laisse des traces sur notre corps mais aussi sur notre esprit et dans notre cœur. »

Berlinde de Bruyckere-Arcangelo, Montpellier © Mirjam-Devriendt

Les gardiens du soin 

Parmi les six œuvres inédites, les trois archanges – par définition au-dessus de l’ange dans la religion chrétienne – présents dans le plateau « ciel ». Ces figures aux frêles jambes humaines portent un fardeau qui les recourbe. En endossant les rôles de martyrs et de protecteurs, Berlinde de Bruyckere leur fait porter une ambiguïté propre à l’Humanité. Les faisant à peine toucher le sol, l’artiste insiste sur la dimension sacrée de ces gardiens du soin. L’archange est-il en pleine ascension ? Ou déchu ? Forts seuls, leur nombre accroît l’impression de vulnérabilité. Courbés sous des peaux de vache en cire, les archanges de Berlinde de Bruyckere nous accueillent avec toute leur fragilité, leurs ailes à peine poussées. Ils surplombent les visiteurs du haut de leurs trépieds, leurs jambes bleutées et orteils hissés, comme prêts à s’envoler, leurs visages sont enfouis sous la cire. Peut-être n’ont-ils pas de visages ? L’envie nous vient de regarder sous les peaux tombantes. Difficile de distinguer si ce sont les plis du tissu ou une patte animale.

La fragilité de corps gisants ou meurtris est aussi rappelée par la position de l’arbre San Sebastian, orné de pics. L’artiste retranscrit au présent des scènes mythologiques et bibliques. Ce morceau d’arbre symbolise la vitalité bien qu’estropié, sanguinolent. La pièce After cripplewood II montre l’arbre comme un corps blessé, immobilisé par ses propres béquilles. La dimension protectrice est visible par la pose de bandages sur les extrémités. L’humain et l’arbre se fondent, l’écorce, la sève deviennent muscles et tendons. L’arbre y emprisonne son propre tuteur, son aide à croître, asphyxiée par la monumentalité de la cire.

S’étouffer, se cacher

Berlinde de Bruyckere, Courtyard Tales, 2017-2018 © Mirjam Devriendt

Par un mélange de matières, une apparition timide de protubérances, la dimension de la « métamorphose » est omniprésente avec It almost seemed a lily. La charge érotique de la transformation, du passage d’un corps à un autre corps est très palpable voire évidente. Elle coule sur toutes les œuvres, imprègne les tissus, les positions suggestives ou lascives, les membres figés. Elle montre la voie, nous ramène au connu par des dessins de sexe féminin et masculin lisibles sous formes de fleurs. Un visage enfoui dans un bras, à peine visible, et dont seul le menton en sort témoigne de la volonté de l’artiste de supprimer les visages de ses représentations en lui préférant un torse bleuté et rosé, les côtes saillantes. Ce n’est qu’en s’approchant bien près qu’on aperçoit une main, puis un téton, le tout démembré. La série des plaies nous montre des chairs cicatrisées sur des ossements ou des moignons dont les extrémités sont recouvertes par des tissus. Les plaies sont formées autour de colliers d’attelage qui peuvent s’apparenter à des sexes féminins.

La fonction première des objets utilisés par l’artiste est détournée. Ainsi, les couvertures sont clouées sur des plateaux de bois, laissées à pendre dans leur décrépitude. Face à ces immenses tableaux en tissus abîmés, moisis, hors d’usage, c’est comme si nous étions enveloppés de leur mollesse. La couverture, qui nous ramène à des souvenirs doux d’enfance avec son manteau tendre et chaleureux, nous revient violemment au visage. Quoi de plus violent qu’un détournement ? De protection on passe à l’étouffement, avec le sentiment qu’un objet familier du soin se transforme en arme. Puis notre œil se fixe sur une masse difforme, à peine perceptible qui se devine sous les couvertures. Cette présence nous met mal à l’aise. Est-ce qu’elle nous observe, nous épie ? Des grosseurs, formes humanoïdes ou monstrueuses se dessinent dans le figé de la couverture usée.

En laissant à la nature le contrôle de matériaux créés par l’humain, Berlinde de Bruyckere lui fait reprendre ses droits. L’artiste laisse vieillir les couvertures qui, livrées aux éléments dans la cour de son atelier, brunissent, ternissent, se déchirent. De surface douce, la couverture devient rugosité. Le propre est traîné dans la boue, son potentiel de refuge annulé. Cette destruction volontaire du matériau insiste sur sa vulnérabilité. L’objet à forte charge symbolique, vivement associée dans notre imaginaire à la naissance et à la mort, vient nous rappeler des images de conflits armés et de civils le regard hagard.

L’absence de visages des figures de Berlinde de Bruyckere est effrayante. Cette ambivalence de l’inconnu aux traits familiers renforce la charge émotionnelle : les émotions nous sont transmises par le corps et la posture qui nous parlent d’autant plus universellement. L’œil du visiteur enregistre mais est face à des sentiments contradictoires, une envie de se raccrocher au connu et une incompréhension propre aux apparitions divines.

No life lost II

Berlinde De Bruyckere, No Life Lost II, 2015, Peau de cheval, bois, verre, tissu, cuir, couvertures, fer, époxy, 237,5 x 342,9 x 188 cm, © Mirjam Devriendt

Posés l’un sur l’autre, comme coincés dans cette vitrine trop étroite, de ce contact entre deux chevaux se dégage une impression douce et mélancolique. Les chevaux reposent paisiblement, entremêlés. Assailli de sensations, le visiteur est comme suspendu : pourquoi ces guenilles sur les yeux ? Les museaux à l’air, la peau véritable, les coutures à peine visibles, sommes-nous face à de vrais cadavres ? Seules les pattes dénotent par leur petitesse. Le bandage cache leurs yeux mais les protège aussi de notre regard, les chevaux se dérobant ainsi à notre voyeurisme. Depuis 1999 Berlinde de Bruyckere sculpte des chevaux. Elle récupère les cadavres d’animaux – tous morts de mort naturelle – à la clinique vétérinaire de Gand. Elle vient ensuite coudre des peaux tannées sur les moules sculptés pour leur donner la forme d’un cheval à quelques détails près. Très marquée par les photographies de chevaux morts durant la première guerre mondiale, elle réintègre cette douleur et angoisse dans ses œuvres en rendant aux chevaux leur dignité par la présence des bandages.

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La dimension protectrice du talisman, permise par le pillage et les détournements qu’effectue l’artiste, renforcent le sentiment de confiance au sortir de l’exposition. L’exposition s’appréhende naturellement car elle vient toucher nos blessures morales. Nul besoin de cartels ou de longues explications pour ressentir la grande charge voire décharge émotionnelle qu’elle dégage. L’artiste vient directement titiller des pans de l’âme par cette douleur universelle. Ses sculptures nous délivrent des messages tant violents que d’espérance. Les êtres qui ressemblent à des humains mais n’en sont pas touchent à une extrême fragilité. Leurs corps malmenés, couverts d’ecchymoses, parfois arrachés nous apparaissent brutalement, à la manière d’une vision, d’une apparition.

Berlinde de Bruyckere – « Piller ­| Ekphrasis », visible jusqu’au 2 octobre 2022 au MO.CO Montpellier