Le dernier recueil d’Olivier Barbarant, paru aux éditions Gallimard, tisse des liens toujours aussi sensibles et ténus entre les thématiques chères au poète : histoire, mémoire, visage, corps,… Ode à la rencontre, Séculaires navigue entre les souvenirs pour rappeler la puissance de l’instant et de la présence. 

Succession de souvenirs et d’images, le dernier recueil d’Olivier Barbarant s’offre à lire comme un témoignage de l’intime dans le siècle. Là où la première partie interroge la place du regard dans l’élaboration du souvenir et de l’image, tant comme support matériel que comme tableau mental, la seconde s’organise comme chronologie qui couvre de 1981 à aujourd’hui, retraçant les hasards de la maturité, des rencontres, des lectures, des événements politiques et historiques.

Ecrire, du verbe voir

La mythologie de Barbarant s’ouvre sur cette double mémoire, l’une qui est une mémoire historique, l’autre une mémoire esthétique de l’œil, du visible. Le regard, dans son geste de saisie poétique, happe ; il marque ce fameux « pouvoir de déposition » de l’image dont parle Bailly :

« Pourquoi des images quand j’ai le regard

Mais je reconnais que les yeux ne gardent pas tout

la rétine efface

la mémoire trie »

L’image demeure l’injonction à une singularité du vécu, un intime qui éclate dans la poésie, disséminé, porté par sa propre soif de saisir :

« Non plus que belle la beauté

Sans la balafre d’un désir. »

Séculier est ce que le temps dépose en nousce qui, de l’image mémorielle, incarne encore dans le geste poétique l’insaisissable présence, l’avoir-été.

Car encore séculier est ce que le temps dépose en nous – comme parfois malgré nous – ou « ce qui sépare la mémoire des photographies », ce qui, de l’image mémorielle incarne encore dans le geste poétique l’insaisissable présence, l’avoir-été. Séculier encore le devenir sensible de cet œil qui irrigue le vers, qui porte la clarté des années :

« Et l’image qui s’enfonce comme un bras dans la ouate de l’horizon

Pourrait s’appeler l’Éden ou le Paradis d’une nature certes très arrangée

Comme en rêvait l’âge classique

Pourtant les colonnes de pierre aux veines presque vertes

La majesté de l’escalier comme descendant d’une scène

Le parc peigné pour que la perspective invente un effet de faux infini

Ne serait rien sans un personnage »

Le travail de mémoire qui prend forme dans la poésie de Barbarant cherche d’abord la finesse d’une découpe de l’horizon, du décor, fait du poète un spectateur accueillant qui retourne à sa propre subjectivité l’image, la rend. Il s’aventure plus loin vers ce que cela convoque d’une émotion intime, où l’on sent et croise encore le vécu, à la manière du « rêve dans la vraie vie » : la poésie porte les images de cette singularité de l’art, ce qui témoigne de nous-même, trace.

Accueillant la mémoire – ce séculier en soi – le poète compose une écriture qui cherche l’authentique et la justesse, là précisément où l’image photographique – d’une photographie de l’oeil – prime sur l’image métaphorique, une écriture qui atteste du vécu et du passé :

« hors de question de tisonner

Les cendres d’un ciel glacé

Pour l’illusion d’un contact

D’un échange

D’un lyrisme de fraude

En prêtant sa chair à l’instant exsangue »

Corps du monde

Ce pour quoi l’acte de se souvenir, réflexif et exposé, augure un seuil, une double présence à soi-même et à l’histoire, un ravissement à l’instant doublé d’une surenchère de l’instant lui-même, un vacillement :

« Plongeant les doigts dans ce bouquet de lèvres et d’yeux

pris je le reconnais d’une profonde tristesse et de ce sentiment bien connu du précipice

Baudelaire eût dit à raison de gouffre

comme si l’on tombait dans son propre passé

je fus frappé aussi par ce qui résiste à l’idée de chute en ce qu’elle suppose une direction

quand comme le cœur cognant à se rompre la douleur tenait plutôt de l’explosion »

Car rien ne vaut ce lien de la relation, ce qui conjugue en nous les humanités multiples, les temps et les corps.

Être « accueil », être ce siècle qui croise l’Homme, dans le sillon de la rencontre. Là où l’œil photographique occupe toute sa place de veilleur, il porte le regard et l’attention « – dans les deux sens possibles de la vigilance et de la délicatesse – enseigne très exactement ce qu’est la vie pleinement vécue, c’est-à-dire la relation. » Car rien ne vaut ce lien de la relation, ce qui conjugue en nous les humanités multiples, les temps et les corps. Rencontrer c’est se situer et s’ouvrir à l’expérience de l’altérité. Rencontrer c’est jouer l’histoire, le précipice du hasard de l’histoire.

Le poète enfin, comptable du temps, puise dans la nostalgie du passé, regarde où demeure :

« Toi aussi fus cette peau

Il te reste le regard »

Combien vivre c’est avoir vécu, lister ce qui reste encore des peaux et des corps, effleurer l’étourdissement des présences. « Bras d’hommes, encore : comme des branches écorcées, pour la belle matière de chair pleine et dure, pour le contraste d’une texture si dense et d’une surface si douce. » Car si regarder avec voracité le bal des présences et des fantômes témoigne de ce qui a eu lieu, regarder rappelle le précipice même de l’instant et sa volatilité, dont la tendresse se fait écho, chaleur, conservation, au creux des mots :

« Je ne te porte plus dans mes bras

Je te soutiens et sers de canne à une main toujours glacée

avec la terreur que ce corps soit heurté

la peur au ventre et mes pauvres forces versées afin

Comme dans ce murmure

que ne t’approche

que la douceur. »

Demeure de la lecture la mélancolie du temps passé, les images qui tournent encore dans des yeux qui ont trop vu, puisqu’enfin,

« Quand le corps tout entier recouvert du drap noir aura cessé de vaciller

Quand se seront éteints les derniers restes d’être

Nous saurons ce qu’est le silence. »

Le défilé des années, la poésie comme successions de souvenirs de cette mémoire séculaire, tente de saisir comment le sujet habite le monde, porté par les hasards, les lectures et l’amour. Occupe toute la seconde partie du recueil, de 1981 à aujourd’hui cette chronologie de soi qui éclaire encore, « comme si chaque pierre était un sable cristallisé // un morceau du pays mêlé à l’intime mémoire » .

Demeure de la lecture la chaleur du présent dissipé, l’ombre et la trace, l’émerveillement doux de ce qui a eu lieu : « j’apprends malgré moi la durée », dit le poète au siècle et à sa propre histoire, comme étonné. Et dans le sillon de la rencontre étourdie, de l’accueil du monde en soi, l’œil ouvert au précipice comme à la douceur se tait, regarde, attend encore :

« (Reste l’espoir de parler juste

Avec la langue en nous debout) »

Crédit photo : DR (c) Olivier Barbarant