« Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire ». Baudelaire, « Théophile Gautier », dans L’Art romantique.

Inventeur, mathématicien, poète, philosophe, pasteur et théologien orthodoxe, fusillé par le pouvoir soviétique alors qu’il avait refusé de quitter la Russie, Pavel Florenski (1882-1937) fut un de ces génies universels dont la vie est animée par un attachement sans compromission à la vérité et une recherche spirituelle intense. La Nature magique de la parole, publié le 6 avril 2022 chez Payot & Rivages, témoigne de cette recherche. 

Ce texte écrit en 1920 et traduit pour la première fois en français devait faire partie d’une grande œuvre philosophique restée inachevée (La ligne de partage des eaux de la pensée. Esquisse d’une métaphysique concrète), dans lequel l’auteur se proposait d’appréhender le monde spirituel à même son incarnation dans la matière. Or, rien ne témoigne mieux de cette incarnation que la parole. Cet essai se présente donc comme une réflexion profonde sur le mot et son pouvoir surnaturel.

Le corps et l’esprit du mot

Ce pouvoir, le mot le tient de sa nature. Il est en effet une réalité complexe, aussi bien matérielle que spirituelle, extérieure qu’intérieure. Le philosophe se livre à une étude de cette nature complexe. Le mot, en tant qu’il est prononcé, est corporel. Il se présente à nous comme une énergie sonore d’ordre physique. Mais, il n’est pas un simple son ; il a une architecture propre, complexe, différenciée. Il pénètre une conscience, en vertu de cette architecture, comme un tout organique. L’énergie du mot est ainsi plus qualitative que quantitative. S’il n’était organisé comme un tout, autrement dit s’il ne possédait pas de forme, il resterait inaudible, noyé dans un univers sonore chaotique uniquement composé de bruits et de sons. « Autrement dit, la forme sonore individuée existe bel et bien, elle existe comme une certaine force objective, comme une chose essentielle qui permet la perception auditive, qui organise le son et qui cimente les éléments sonores – quels qu’ils soient – en un seul tout. Or ce tout, une fois produit, séjourne dans le monde de manière stable, comme un certain individu, comme un certain organisme ». Le mot, une fois prononcé, se maintient dans le monde par cette énergie de la forme et peut alors produire un effet.

En se maintenant dans le monde, le mot y charrie également son sens. Or, le sens (qui correspond au sémème en linguistique) est, pour Pavel Florenski, une réalité éminemment spirituelle. Il se forme progressivement – au gré d’un processus de concentration intense de l’esprit sur un aspect de la réalité -par différenciations avec d’autres réalités et ajout de strates de significations successives. Il témoigne ainsi de la vie psychique d’un peuple. Dérouler le fil étymologique d’un mot c’est se rendre attentif à ce phénomène de formation psychique supra-personnelle. Ce sens est réinvesti dès que le mot est employé : « C’est ici que se fait sentir la richesse antinomique du mot : je reçois cette création étrangère de l’extérieur, je la tire du trésor de la langue d’un peuple, mais lorsque je l’emploie, je la crée à neuf et elle redevient encore et toujours in statu nascendi, à chaque fois rafraîchie et renouvelée. »

L’influence magique du mot

Le sens du mot fait alors irruption dans une nouvelle conscience, par l’intermédiaire d’un milieu sonore, et y provoque une tension.

C’est par son sens, et donc par sa nature spirituelle, que le mot produit un effet  et transforme le monde : « Autrement dit, la vie est transformée par le mot et, par le mot, la vie s’assimile à l’esprit. » Le locuteur, quand il prononce un mot, concentre à nouveau une volonté – non plus supra-personnelle, mais individuelle – sur l’aspect de la réalité qu’il souhaite désigner. Le sens du mot fait alors irruption dans une nouvelle conscience, par l’intermédiaire d’un milieu sonore, et y provoque une tension : « Quant à l’objet dans lequel notre mot se visse, s’il s’agit d’un homme, d’un autre être raisonnable ou même d’une créature consciente alors – en dehors de toutes autres actions – le mot prononcé fera irruption dans son psychisme et – en raison de la pression de la volonté massive de tout un peuple – provoquera une tension qui le forcera à éprouver, ressentir et considérer les strates successives du sémème du mot en emportant son attention dans la direction que ce sémème a tracée et en produisant une manifestation correspondante de la volonté. » Pavel Florenski compare ainsi le discours à une semence qui féconderait une âme.

Le mot, réalité intermédiaire, fait irruption dans le monde en y introduisant son sens, et se spiritualise à nouveau dans la conscience d’un autre être. Il joue donc un rôle d’intermédiaire entre le spirituel et le matériel, l’intérieur et l’extérieur, le psychique et le physique. Il est un événement de notre vie intime, qui se détache pourtant de nous, nous fuit une fois qu’il a été prononcé pour exercer son influence sur le monde et pénétrer dans la vie intime d’un autre psychisme : « En tant qu’intermédiaire entre le monde intérieur et le monde extérieur, c’est-à-dire en tant qu’il est un amphibie vivant aussi bien ici que là, le mot trame, de toute évidence, une toile de son cru entre l’un et l’autre monde. »

Pavel Florenski qualifie ce pouvoir du mot de « magique », la magie désignant l’influence du spirituel sur le matériel. Si la parole est magique, c’est parce qu’elle est le lieu d’une influence occulte du spirituel, d’un surgissement de l’esprit dans le monde. En tant que manifestation du spirituel, le mot est également mystique, la mystique étant l’affleurement du spirituel à même la matière. L’écriture de Pavel Florenski, loin d’être abstraite, témoigne justement de cet affleurement sensible du spirituel. Elle est imprégnée d’images évocatoires. Le mot est tour à tour un amphibie, une symphonie, une spirale ou un condensateur : « On « parle avec » un mot comme on « joue sur » un violon. Le mot est semblable à une goutte de miel, chargée des sucs les plus divers venant des plantes les plus variées. »

La trahison du mot

Cette écriture se fait également malicieuse et théâtrale quand il s’agit de combattre l’esprit d’une époque, imprégnée de positivisme, qui aurait chassé d’un revers de la main dédaigneux le spirituel du monde matériel. Pavel Florenski reproche en effet aux intellectuels de son temps, à l’intelligentsia russe et européenne, de ne voir dans le mot qu’une coquille vide à laquelle se serait rattachée artificiellement un sens avec lequel il ne partagerait rien. Il serait ainsi un signal sonore entièrement conventionnel. Or, cette conception du mot n’explique rien. Comment pourrait-il se transmettre d’une conscience à une autre et produire un effet, s’il n’était le résultat organique d’une gestation spirituelle intense ? « Au fond, de ce point de vue, il serait juste de nier tout bonnement l’existence même du mot, de même que le cartésianisme aurait été plus conséquent en refusant carrément de reconnaître l’homme. »

Cette conception du mot est le corollaire d’une vision du monde et de l’homme tronquée, mécaniste, imprégnée d’un cartésianisme qui n’arrive pas à penser la jonction entre l’esprit et le monde, qui prône une séparation totalement abstraite entre le corps et l’âme. Cette vision n’est pas seulement simpliste, elle conduit la science à des erreurs théoriques et à un oubli des réalités les plus évidentes. Le positivisme se détache ainsi de l’expérience humaine commune et échoue à rendre compte de la vie telle qu’elle se présente comme synthèse à une conscience : « … ce qui nous importe, quant à nous, c’est principalement le lacis des différents fils d’une conception du monde, fils pris à même leurs zones d’émergence, depuis l’obscurité du subconscient jusqu’au seuil de la conscience. » Il ne s’agit donc pas uniquement pour Pavel Florenski de rendre compte de la nature magique de la parole, mais d’affirmer une union étroite entre l’âme et le corps, le spirituel et le matériel ; union qui est constitutive de l’être humain, aussi bien que du mot. Donner une preuve de cette union serait néanmoins s’assimiler à l’ennemi et parler son langage. Il propose plutôt au lecteur de réfléchir au mot et à son action psychique comme à une réalité vécue, une expérience : « nous espérons que tout un chacun puisse aisément se remémorer une expérience personnelle et analyser les vécus qui sont restés jusqu’à présent enclos dans les replis sombres de la conscience ou qui se sont vus frappés d’inexistence et assurés n’être qu’accidents irrationnels surgis de nulle part, faute de schéma pour les formaliser ou entravés par d’autres schémas présents dans l’intellect. » Faisant appel à l’expérience personnelle du lecteur, il réaffirme une évidence humaine, vécue, accessible : l’évidence de l’unité psychique et physique du mot, et de l’homme.

Pavel Florenski propose donc une métaphysique de la parole qui ne s’enferme pas dans l’abstraction, la spéculation vide, mais qui s’appuie sur des expériences vécues en commun ; la philosophie ne prenant pleinement son sens comme activité créatrice de termes qu’en témoignant d’un étonnement originel face au mystère incarné qu’est la vie.