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Dans son dernier roman Ligne de nage, Julie Otsuka multiplie avec originalité les points de vue pour mieux faire ressortir les fragments d’une existence qui s’efface – celle d’une mère, sur laquelle revient sa fille. Le caractère méticuleux de l’écriture envahit ainsi peu à peu le lecteur et l’amène à s’immerger complètement dans cette Ligne de nage, paru aux éditions Gallimard.

On ne plonge pas avec fracas dans La ligne de nage proposée en cette rentrée littéraire par Julie Otsuka : en la lisant, on s’immerge lentement dans une prose qui,, simplement, méticuleusement, devient aussi envahissante qu’une mer sans remous apparents, travaillée sous la surface par des courants intérieurs.

Un peuple de nageur

Le cadre sur lequel s’ouvre le livre est sobre, ordinaire : celui d’une piscine, « profondément enfoncée sous terre, dans un vaste espace caverneux à plusieurs mètres sous les rues de notre ville. » Ce lieu devient une sorte de petit théâtre où s’exprime la voix d’un collectif, celui de ses usagers. On y entend de manière singulière les uns et les autres, leurs habitudes, angoisses, satisfactions, gestes et questionnements, dans un emmêlement ordonné travaillé par un « nous » fédérateur.

Les séances de nage prennent le pas sur l’existence ordinaire, qui devient du même coup périphérique.

La piscine, nichée en retrait de la ville dans son sous-sol, exige de ses utilisateurs le respect de règles tacites ; elle devient pour beaucoup un refuge face à une vie rythmée et permet de garder juste l’équilibre nécessaire. Tous les milieux sociaux sont réunis autour de ce qui constitue (paradoxalement) le centre de la vie des individus. Parmi ce peuple se trouve par exemple « […] Alice, ancienne technicienne de laboratoire à la retraite qui en est aux premiers stades de la démence – [elle] vient ici parce qu’elle y vient depuis toujours. » Les séances de nage prennent le pas sur l’existence ordinaire, qui devient du même coup périphérique : « Et même si nous retournons avec réticence à nos vies, là-haut, nous encaissons tout cela, car nous sommes simplement en visite au royaume des terriens. »

Il semble bien que cet espace soit réellement celui de la tranquillité contre les problèmes de l’extérieur – d’où son caractère spécialement apaisant. La petite société de nageurs veut s’y maintenir : « Si nous restons trop longtemps là-haut sans descendre, nous devenons étonnamment abrupts avec nos collègues, nous expédions nos tâches, nous nous montrons désobligeants avec les serveurs même si l’un d’entre nous – ligne sept, petit maillot noir Speedo, d’énormes pieds semblables à des palmes – exerce cette profession, nous ne faisons plus le bonheur de nos amoureux. »

Fêlures

De ce « nous » tacitement solidaire, réuni autour d’une même activité et d’un même état d’être, surgit une soudaine inquiétude. Au fond de la piscine, ce qui semble d’abord n’être qu’un trait minuscule, un cheveu, s’étend : une fissure prend de l’ampleur. Ce petit monde s’en trouve bouleversé tandis que les personnages s’agitent, tergiversent sur leur scène – au– au bord du bain. Il faudra quitter la piscine, et parmi les laissés pour compte, Alice doit elle aussi remonter à la surface.

Alice sait certaines choses : « Elle se rappelle son nom. Elle se rappelle le nom du président. Le nom du chien du président. Elle se rappelle dans quelle ville elle vit. Dans quelle rue elle vit. Dans quelle maison. Celle avec le gros olivier, dans le tournant. » D’autres s’effacent : « Elle a oublié comment elle s’est fait ces bleus sur les bras, et puis qu’elle est allée se promener avec toi un peu plus tôt dans la matinée. » Ce toi désigne la fille qui accompagne sa mère tandis que sa mémoire se fissure, comme le fond du bassin, et avec elle son être.

Resurgissent des thèmes que les amateurs de l’œuvre de Julie Otsuka connaissent : se déposent là les fragments d’une vie, dont celle vécue par les Nippons-Américains, internés dans un camp pendant la Seconde Guerre mondiale ; des souvenirs plus personnels surtout transparaissent pour restituer une existence et ses points d’obscurité ou de lumière.

Point de chute

Les pertes variables de mémoire se sont infiltrées en Alice ; certains événements s’évanouissent aléatoirement sans que soit colmatée la fuite. « C’est une maladie qui frappe de riches barons de la drogue mexicains. Des mineurs chinois endurcis, au Brésil. Les professeurs de l’Ivy League […] Et puis, bien sûr, il y a vous, infime cohorte d’une seule personne. Ça vous est tombé dessus. »

Belavista devient alors le point de chute (au sens littéral) d’Alice : « Nous sommes une résidence privée, spécialisée dans les troubles de la mémoire, accueillant des patients en long séjour […] ». Ce qui se présente comme un lieu haut- de- gamme à destination de quelques dizaines d’individus devient l’espace où se vit, de l’intérieur, un progressif déclin, où se ressent l’isolement et le diktat de règles immuables imposées à tous. Belavista se révèle être l’endroit d’une violence crue. La narratrice tisse dans la trame du texte le lien à cette mère, ramasse les fragments de l’autrefois et du maintenant fuyants pour les faire résonner.

Julie Otsuka juxtapose ainsi chaque touche avec une douce insistance. Elle suscite une lecture lente, où s’ajoute chaque élément par empilement. Viennent nous envelopper ces voix éclatées, se muant en une vague, invisible en surface, qui peu à peu devient envahissante.

Inutile d’apprendre à nager : il suffit de se baigner dans ce fleuve délité pour mieux saisir ce qu’il charrie dans ses profondeurs.