Alors que le pays se confine, Jean Rolin fait le tour de la région parisienne pour en tirer un récit prolifique qui tient à la fois de l’inventaire et du journal de bord. Tout comme les clichés d’Eugène Atget ont immortalisé un Paris à jamais révolu, les générations futures découvriront dans La Traversée de Bondoufle (P.O.L, 2022) des paysages, des histoires et des rencontres que le réseau en construction du Grand Paris Express engloutira probablement à jamais. 

Si l’on voulait résumer le projet littéraire de Jean Rolin par une seule figure, ce serait sans doute celle d’un arpenteur des marges. Déjà le narrateur de son premier livre, Chemins d’eau (1980), parcourait la France à travers ces canaux, dessinant ainsi une cartographie flottante et insolite du pays. Puis c’est plus particulièrement à partir de Zones (1995), avec l’exploration des nouveaux paysages suburbains du nord(-est) parisien et de ses communes limitrophes, que se met en place ce qui désormais apparaît comme l’un des enjeux centraux des écrits de Jean Rolin : la description du réel à partir de la périphérie. Que celle-ci soit abordée à l’échelle planétaire comme dans Un chien mort après lui (2009), dans un contexte nord-américain, Le Ravissement de Britney Spears (2011), ou bien à partir du territoire français, La Clôture (2001), Terminal Frigo (2005), Le Pont de Bezos (2020) – pour ne nommer que ces trois –, c’est à chaque fois sur les espaces indécis des territoires délaissés, sur les bords indéterminés aux frontières poreuses souvent mal définies que se porte l’attention du narrateur ; respectivement le boulevard Ney dans le 18e arrondissement de Paris, le littoral métropolitain, les berges de la Seine.

Approche topographique

Le dernier livre de Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle (P.O.L, 2022), se situe dans cette même lignée d’intérêt portée aux plis et ourlets du monde urbain voire civilisationnel ; dans la mesure où le narrateur s’y propose de faire le tour de la capitale afin d’exploiter « la limite entre la ville et la campagne ». Le décor du récit est de conséquence : autoroutes, départementales, chemins creux, champs de maïs, décharges sauvages, installations militaires abandonnées, zones agricoles enclavées, campements larvés. S’y ajoute, du côté campagnard, une diversité faunistique notable : bernaches du Canada, grives musiciennes, hérons cendrés, aigrettes, foulques, vaches, dindons, ânes, brebis, etc.

L’écriture est, elle aussi, tributaire de cette approche topographique. Sa sobriété descriptive conforte la vocation documentaire du récit : « La veille […] j’avais remonté le boulevard Georges-Braque, puis la D 370 jusqu’au point où celle-ci franchit par au-dessus l’autoroute A 3. Pour en arriver là, il faut d’abord longer l’un des petits côtés du parc Robert-Ballanger, puis traverser la D 40, laquelle marque la limite sud des friches de l’usine PSA ». À priori essentiellement descriptive, la particularité de la démarche littéraire de Jean Rolin réside pourtant dans le fait que ses textes sont agrémentés d’éclaircies inopinées où, au détour d’une relative, d’un adjectif, percent les subtilités d’un humour à la fois pince sans rire et (plus ou moins) lourd de sous-entendus : « Ce qui me fit envisager, inévitablement, d’acheter le tout, et de poursuivre mon chemin précédé d’une poussette remplie de meubles et de rhubarbe. »

Idem pour la construction narrative de la plupart des 32 chapitres dont est composé La Traversée de Bondoufle et qui fonctionnent comme autant de micro-récits dont la succession peut d’ailleurs apparaître aléatoire. Le suspens s’installe progressivement jusqu’à culminer en une chute subvertissant délibérément les attentes élevées au préalable. De sorte que les dénouements sont généralement plus proches de l’étincèlement que du feu d’artifice : « Sur le chemin du retour vers le portail enchanté, voyant le temps passer et désespérant d’accomplir avant de quitter le terrain un acte à la mesure de mon sentiment de toute-puissance, ou de mon désir de transgression, en longeant un champ dans lequel poussaient, ou plutôt rampaient, des courges potimarrons d’une belle couleur orange, j’en avisai une, la plus petite, et la seule qui se fût un peu écartée de l’alignement, dont je rompis la tige avant de la faire disparaître dans mon sac. »

Enjeux mémoriaux 

Il serait pourtant imprudent de réduire La Traversée de Bondoufle à sa seule dimension géographique et distrayante. Prenant appui sur un ensemble de références collectives, le texte contient au contraire une importante dimension mémoriale. Les nombreux points d’histoire qui l’accompagnent en témoignent. Lors de ses promenades périurbaines, le narrateur tombe régulièrement sur d’ anciens bâtiments de fortifications, ayant jadis composé la deuxième ceinture de défense autour de Paris, conçues par le général Séré de Rivières au lendemain de la guerre franco-prussienne. Il croise, pêle-mêle, le chemin de Louis XVIII au retour de son exil gantois, aperçoit des carrières aménagées par l’Occupant pour le lancement de missiles V2, évoque les mésaventures de l’éphémère parc d’attraction Mirapolis (1987–1991), retrouve les tombes des frères Van Gogh, et s’arrête à l’endroit où, vingt ans plus tôt, s’écrasa le vol Air France 4590, précipitant le déclin de l’aviation supersonique et, accessoirement, l’effondrement d’une certaine idée de la modernité. Le présumé no man’s land aux confins de l’aménagement citadin gagnent alors constamment en épaisseur.

Mais enfin, qu’en est-il de l’Homme dans tout cela ? Dans ce monde indécis, à cheval entre l’agriculture et le pavillonnaire, le roi de la création n’apparaît pour tout dire que de loin en loin. Ses incursions sont le plus souvent passagères et furtives. À l’image de ces squatteurs et zadistes dont le narrateur relève régulièrement les traces de passage sans pour autant les apercevoir. Si, par accident, une rencontre a lieu malgré tout, celle-ci traduit généralement une certaine incongruité (un horticulteur endormi à côté de sa brouette), un problème de communication (des jardiniers du dimanche lusophones), une hostilité non-dissimulée (de la part des habitués d’un food-truck) pouvant aller jusqu’à l’altercation (avec le propriétaire d’un champ) rappelant à l’occasion que le vivre ensemble n’est pas chose acquise. Heureusement qu’il existe des exceptions. La plus parlante est probablement celle du vieux « jardinier kabyle », « extraordinairement sympathique » cultivant des arbres fruitiers et des légumes de taille impressionnante dans un jardin improvisé sur une butte et dont le dévouement n’est pas sans rappeler la célèbre préconisation de Candide.

Peut-être que l’on se souviendra de lui le jour où l’on empruntera les nouvelles lignes du Grand Paris Express, notamment celle du CDG Express. Son ouverture est annoncée pour 2027. 100 ans après la mort d’Eugène Atget.

Crédit photo : © Richard BRUNEL