Ils vont tuer vos fils (L’Observatoire, août 2022), de Guillaume Perilhou, est un roman aigre. Disons plutôt que c’est un roman de suffocation, malgré ses lignes de fuite – appelons ça une percée.

C’est un premier roman. Le lecteur, ici témoin, parlera d’une première détonation.

Le titre est assez explicite. Encore que, il comporte quelque mystère : s’agit-il d’un avertissement prophétique ? « Ils vont tuer vos fils ! » crie l’aruspice, d’une constatation ? « Ils vont tuer vos fils… » notifie le cadre de l’armée à la famille des fusillés, d’une loi ? … d’une hypothèse ? … d’une inquiétude ? « Ils vont tuer vos fils ? », inquiétude allant à rebours de la prophétie, en ce sens qu’elle contient, par sa charge interrogative, l’idée même d’une résistance. Sa possibilité. « Échappons-nous, ils vont nous tuer » se chuchotent justement les fils.

Ici, l’un des fils dont il est question, c’est Guillaume-Raffaella.

Bouche que l’on fait taire.

Corps que l’on enferme.

Esprit que l’on limite.

Sexe que l’on proscrit.

Certains se diront « Mon Dieu ! Mais dans quel pays se déroule le récit ? Oh (regardant leur mappemonde tournoyer), sans doute dans l’un de ces pays arriérés, reculés, sous-développés, barbares ». En fait, pas vraiment. Ça se passe ici, chez nous les gars ! Chez toi !

Chez moi aussi.

Lutte des genres, lutte du corps, lutte contre la mort.

Parce qu’au fond, c’est toujours ça l’enjeu principal – vivre.

Alors, avertissement ou possibilité d’action ? On ne sait pas bien, même après la lecture, car l’ambiguïté demeure. Foutu ou pas foutu ? J’aimerais dire que non.

Et puis, ça n’a que peu d’importance. Ce qui compte c’est l’échappée. Ce qui compte, c’est de pouvoir plonger contre le monde, sans en suivre l’éprouvant roulement. Même si c’est un instant. Même si ça ne dure pas.

Ainsi, paradoxalement, ce roman de l’incarcération est-il aussi, est-il surtout ! (j’y reviendrai), un roman de la fuite.

Il faut se taire 

« Ils vont tuer vos fils ».

Celui qui est sagace, celui qui aime les romans d’enquête type Fred Vargas ou bien Maxime Chattam (je préfère Chattam), celui qui… (je dis celui mais rassurez-vous, cela peut être celle), bref, celui qui s’interroge un peu, se demandera sans doute mais qui est « ILS » ?

Le pronom personnel « ils », ça représente quand même un paquet de coupables-à-venir.

Au départ, il y a un double silence.

C’est que le personnage principal, Guillaume, accuse son père d’attouchements. Des souvenirs d’enfance un peu crades lui percent la mémoire avant de lui remonter par la gorge. Des souvenirs qui le bouffent comme des serpents carnivores au milieu des tripes. Sur ce crime-là, on fait silence. Le fonctionnement est connu.

D’une part, la mémoire se censure, on refoule et les souvenirs se floutent, ce que l’on croyait vrai l’instant d’avant (la main du père qui touche les fesses, caresse le sexe), ne l’est plus vraiment l’instant d’après. Le viol s’édulcore, « les gestes se confondent dans le désordre ». Bref, on ne sait pas bien. Cela étant, on se souvient de deux ou trois trucs un peu étranges, mais le sont-ils tant que cela ? Tout est affaire d’interprétation, n’est-ce pas Madame la juge ? « C’est normal pour un père de laver son enfant » répond-elle au gamin violé qui a grandi. Silence ! Silence dans la salle ! Silence tout court !

D’autre part, on enjoint la victime à se taire. C’est la juge qui met en doute. Les observateurs (psychologues, assistants, amis, proches) qui questionnent. « Que s’est-il passé au juste ? » Pas de chance, ces crimes-là ne laissent que des traces intérieures, aussi indélébiles qu’invisibles à l’œil nu. Ce n’est pourtant pas comme s’ils étaient si rares, parfois même le silence se transmet par filiation directe. C’est un lègue. La mère de Guillaume, par exemple, se souvient du père libidineux, pédophile-abuseur. Quoique détruite par les gestes, elle se tait encore. Même si parfois, dans le silence, l’aveu perce : « Mais tu sais, elle baissait la voix, ton grand-père c’était pas quelqu’un de très bien. Un serveur arriva, nous tendit une carte, On aura bien une petite place pour le dessert ? » confie la mère de Guillaume à son fils.

Ce qui est jeu, c’est l’économie du discours. Quelles sont les lois de la circulation ? Quelle place est faite pour accueillir cette parole, que l’on appelle témoignage, que la justice nomme déposition ? Dans une famille, c’est clair, impossible. Les enjeux sont trop forts ? De là cette diffraction d’instances de mise-en-sourdine. « Tais-toi Guillaume », voilà ! Ton cas est malheureux, mais d’une certaine façon, le reconnaître, le faire connaître, ce serait aller trop loin, il y a le père, il y a la mère, il y a la famille, les voisins, les amis, tout le monde ! Si le monde sait, alors notre monde s’arrête. C’est qu’il existe une loi tacite qui régit les affaires familiales mano a mano. Cette loi ? Ne pas parler des choses sexuelles. On a peur des contaminations. Mauvais buzz familial.

Et puis, c’est connu, la famille ne peut pas être une communauté de l’obscène, bien qu’elle le soit cependant.

D’ailleurs cette loi est assez universelle, pas uniquement l’apanage des familles bourgeoises comme se plaisent à le croire certains. Au moins là-dessus (la nécessité du silence), les gens s’entendent plutôt bien.

Voilà donc, mesdames messieurs, la Grande Diffraction du silence ! par des instances légales (hôpital psychiatrique, où les membres comme la bouche sont bâillonnés) et familiales. Telle la belle-mère, Éléonore, nouvelle compagne du père-violeur, qui bien sûr ne peut croire au crime (car ce serait trop remettre en jeu), et qui donc préfère nier, « Pourquoi est-ce que t’es allé inventer ça ? Ton père est tellement abattu qu’il ne veut pas venir il ne veut plus te parler j’imagine que tu t’en doutes », et pire ! pour se laver de toute culpabilité, ou au moins du doute (qui lui demeure), arracher « l’aveu de mon mensonge, une volte-face ». Dire « Ouf ! Quelle folie c’était ! » Faut dire qu’elle est aidée par les psychiatres, qui tous « ont l’assurance apparente des curés, les mains sèches et le pas lent, un pouvoir canonique », vous assomment à coups de « Seroplex et Lysanxia » et, si ça ne suffit pas, vous passent à « l’électroconvulsothérapie ».

Perilhou nous indique, avec grande intelligence, que la main du silence est plurielle. Elle se pose sur tout ce qui ne peut être, ne doit être, en société.

Il me semble aussi que Perilhou nous indique, avec grande intelligence, que la main du silence est plurielle. Elle se pose sur tout ce qui ne peut être, ne doit être, en société. Par exemple, les homos. Parce que quoiqu’on en dise, quoiqu’on en fasse, on a encore du mal avec les homos de tous genres. On leur donne des raisons pour expliquer cette maladie sexuelle.

Il y a le style direct, comme le père qui « se reprochait d’avoir divorcé, pensait Je n’ai pas été assez présent j’ai déconné ».

  1. Il y a le style scientifique, « On appelle ça une dysphorie de genre », qui prescrit quelque thérapeutique. On écoute : « Il ne fallait plus que je voie ma mère pour devenir un homme », « Je crois que vous avez besoin d’aide et que le mieux serait que vous restiez là un petit peu avec nous ». Bref, on enferme. C’est très moderne ça. La mode anti-homo, le sexuel comme intolérable. Un monde qui ne tourne pas homo. Relisez Foucault. Ou bien lisez Dustan, même combat : « Parce qu’en amont il y a l’ordre sociopolitique qui est hétérosexuel, qui n’est d’ailleurs même pas hétérosexuel, qui est aussi matrimonial. Non seulement tu es censé être hétérosexuel, mais tu es censé être marié et faire des enfants. (…) C’est que la définition du mec elle opprime le peuple. »*

Cette main fonctionne. On n’est pas dupe, mais elle fonctionne.

Combien vivent dans leur anti-sexualité ? Combien vivent dans la hantise de leur sexualité, combien vivent et s’agrippent au domaine du normal, au prix d’en mourir, de tuer les autres ?

C’est que la littérature conjure le silence, parce qu’elle le redouble en le contournant, parce qu’elle appartient au domaine de l’infra, voire de l’hyper-discursif. Elle amplifie le mot en produisant une voix sans voix, une sans voix univoque, une voix forte de mille, deux milles, cent milles autre voix. Traces noires sur fond blanc qui seront lues. 

Sans amour ? On connait tous « des mecs qui ne s’assumaient pas qui disaient au mieux Ouais c’est mon ami, tournaient autour du pot pour se cacher. » C’est que « toute déclaration est une marche sur un fil, on ne veut pas se faire avoir ». Peur de l’opprobre. Chaque fois, c’est le silence qui nous crève. Garder les mots en bouche, les retenir, nous étouffe. Voilà donc déjà la première fin atteinte par l’auteur Perilhou : briser cette main, en fracture chaque phalange. C’est que la littérature conjure le silence, parce qu’elle le redouble en le contournant, parce qu’elle appartient au domaine de l’infra, voire de l’hyper-discursif. Elle amplifie le mot en produisant une voix sans voix, une sans voix univoque, une voix forte de mille, deux milles, cent milles autre voix. Traces noires sur fond blanc qui seront lues.

Il faut se tirer  

On pourrait faire de Guillaume une victime, et puis s’arrêter là.

Qu’il prenne victime à perpétuité. Et le laisser croupir dans ces lieux de mise à mort, dans ces lieux d’écartement par internement (foyer, hôpital, prison etc.)

Mais des échappatoires, il en existe. C’est l’immarcescible force de résistance qui demeure en chacun.

Il y a soi. Soi face à soi. La conscience de n’être pas qu’un et la volonté de se maintenir à plusieurs. Guillaume a ainsi Raffaella. Son double, ce qu’il croit être lui-même en mieux.

« J’avais choisi comme nom de scène Raffaella, d’après Raffaella Carra. Dans mes rêves j’étais de ceux qui dansaient avec un jockstrap ou un string et un nœud papillon ou une cravate, après quelques culs secs on n’avait plus froid, il y avait la chaleur des corps suants. » Faire en sorte qu’un carnet de naissance, qu’un papier d’identité, qu’un regard, ne soient ni limitatifs ni définitifs. Dans des espaces normés, son allure qui dérange (talons, jupe et maquillage) vient justement arranger le monde. Il ne se crée pas seulement, il crée autour de lui.

Ce n’est pas qu’une question d’identité, je veux dire, de savoir ce que l’on est (car ça, on ne le sait jamais vraiment. Un sage ami m’a dit un jour, « Méfie-toi des hommes qui se disent féministes ». Je crois qu’il a raison. Méfiez-vous ! De ce moi qui écrit, car en écrivant, c’est sûr, on n’est jamais vraiment soi, on est un peu plus, un peu moins, on est toujours autre chose, toujours de travers, toujours inversé, toujours contourné.), c’est une question de pouvoir, de résistance acharnée. Ainsi Guillaume, solitaire hospitalisé, se rassure, Raffaella « me disait Ne t’en fais je suis là je ne fais que les toiser ces gens-là, ce n’est pas parce qu’ils ne me voient pas que je ne suis pas là cachée dans l’obscurité, tout ce que tu leur montres n’est que le fard un masque ne doute pas de moi. Alors j’étais rassuré, je sentais sa puissance prête à jaillir, vous allez voir ce que vous allez voir. »

C’est une question de puissance.

Il y aussi le plongeon dans la folie. Craquement de la conscience. Effondrement des limites du raisonnable. Ce basculement opère, chez le sujet, comme un uppercut dans le réel lorsqu’il devient insupportable.

Il y aussi le plongeon dans la folie. Craquement de la conscience. Effondrement des limites du raisonnable. Ce basculement opère, chez le sujet, comme un uppercut dans le réel lorsqu’il devient insupportable. Car le réel, je veux dire le réel des gens bien vivants bien portants, nous agresse. C’est le cas de la main du silence. Sujet aux hallucinations, les apparitions dont Guillaume est le témoin constituent à chaque fois des ruptures avec ce qui ne peut plus être entendu. Dans l’univers absurde, technique, médical et policier de l’hôpital, où se répand « [l]’odeur de la crasse de la pisse de la merde la même effluve de couche que chez les vieux, des excréments mêlés au détergent, le sol collant mal rincé, les bruits des aliénés qui beuglent, toussent pleurent ou fulminent », la riposte visuelle, imaginative de Guillaume ce sont les serpents, ce sont les rats, qu’il observe dans les cheveux de sa mère. C’est l’angoisse de la vermine qui, de force, vient obstruer le réel. S’inséminer. De même face au juge et au tribunal, à leur placidité, au calme nauséeux qui règne dans ces bureaux jonchés de dossiers, autant de cas anonymes et perdus, où le singe en colère surgit derrière la fenêtre, prêt à tout briser. C’est la puissance encore. Le désir de tout détruire. De se tirer.

Enfin, c’est peut-être une solution plus commune, qui nous concerne tous. L’amour. Ah, l’amour. Tremblement du silence.

L’amour physique d’abord, qui submerge l’intangible froid du décor hospitalier. Là où le désir est enchaîné, là où la chair est matée. Là où le sujet se fait objet et le corps plastique, dont on ajuste les paramètres. Guillaume vit son amour à la dérobée, dans l’interstice. Dans la marge. Débordant d’une sexualité fougueuse, obsessionnelle – passionnelle -, il se fait la malle : « En le pompant je pensais que c’était lui, qu’on allait vraiment partir en Italie, qu’il y avait encore de la vie. » C’est un mouvement de débauche, d’exsudation dirait Bataille. Et aussi, d’une tendre, d’une crue, beauté.

Là encore, cette façon de vivre l’amour, de vivre l’amour dans son intensité la plus folle, de le vivre comme un crime (ce qui s’explique, il faut relire précédemment), c’est aussi une façon de se dissoudre. De fuir. Guillaume le constate : « Je n’avais jamais réussi à me tenir à distance des garçons que je rencontrais. Je devais à la seconde où je les embrassais, me perdre en eux. » Mais quelle douce perte.

C’est d’ailleurs l’amour qui invite à la rêverie, à la fuite. L’amour hic et nunc, c’est aussi l’ailleurs. Quand on est amoureux, on a envie de dire « Allez viens on se tire ! ». Peu importe la force de coercition des lieux, de l’espace et du temps. L’amour, c’est cette autre claustration qui n’appelle que la libération. L’amour, pas l’emprise.

Disparaître donc. C’est sur cette voie que s’engagent Guillaume et Clément. Rêvant d’Italie. D’autre part. Conquérir quelque chose, qui n’est pas la liberté, qui ne le sera jamais, mais au moins quelques instants, quelques instants seulement. Puisque les autres s’en fichent, puisqu’on les dérange, puisque nous faire taire, c’est déjà nous éloigner, puisque « [n]os familles respectives ne se donneraient pas la peine de faire quoique ce soit, trouveraient dans le fond préférable de se savoir loin de nous et des ennuis ».

Voilà donc un premier roman efficace.

Un premier roman douloureux.

Un premier roman qui, sans rien édicter, laisse apercevoir l’architecture cachée des fuites possibles.

Je dirais en un mot que, contre le silence qui nous crève, il faut lever une armée pour crier.

*Guillaume Dustan, Génie Divin, Balland, 2001, p. 61 et 63.

Crédit photo : © Céline Nieszawer