Poète, Dominique Ané l’est depuis toujours, il l’est depuis La Fossette, cet album-recueil miraculeux, il l’est depuis ce regard qu’il pose, témoin mélancolique du monde qui tourne sans nous, des intermittences en nous. Poète, Dominique Ané l’est enfin, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, dans ce premier recueil, publié aux éditions de L’Iconoclaste. On y retrouve cette plume qui s’offre désormais à l’intimité d’une lecture, on reconnaît la voix qui nous hante, comme une consolation.

Pour la mélancolie

Se creusent déjà sur les joues du poète – fossettes – ces marques du temps, ce regard pétri par les heures, l’histoire en nous qui ouvre aux mots – vie étrange. L’écriture s’impose chez Dominique Ané sous le sceau de l’absence, de ce que l’écriture permet, parfois vainement et malgré nous, de conjurer l’absence.

« Ce qui m’a manqué

n’est pas ici

C’est moi hier qui manque

moi hier

ici »

D’une absence qui demeure souvent le plus terriblement intime : c’est moi qui manque au monde ma propre présence, dans l’étourdissement d’un réel qui désarme. Là le geste contemplatif, d’une passivité délicate :

« En toile de fond

l’ostinato

d’un désœuvrement très ancien »

Car dire vivre c’est acter le présent impossible.

L’écriture serait alors la conquête de ce geste même de ce qui se fait absent ou nous absente du monde. Témoignage d’un temps face auquel décidément nous ne pouvons pas grand chose, fil des années et poids de la mémoire, œuvre de l’impuissance. Car dire vivre c’est acter le présent impossible.

« J’ai des souvenirs

et ils ne s’y plaisent pas »

Et la ritournelle emporte sans nous – abdiquer au joug du passage : « février va passer et je n’aurai rien fait », écrivait-il un jour, car les nuits accompagnent les suivantes, et les jours, et le reste : « chaque soir // en appelle un autre », puisque

« Nous, nous sommes pris

dans l’élan des jours

l’étau des tâches

inquiets

affairés »

C’est bien dans le quotidien, twenty-two bar ou wagons de porcelaine, petite table mise ou café renversé, que s’accumulent les traces de ce qui se dissipera – quelque chose noir, ode à vide.

« Assis à la table

je te regarde de profil

et je pense qu’il va falloir

quitter ce moment

comme tant d’autres

sans y être jamais

préparé »

Rencontrer le présent

S’il faut lire encore ce désœuvrement, ce profond sentiment de vanité qui agite l’écriture et le regard mélancolique du poète, là où le présent est toujours un seuil sans doute inconscient, « [j]uste une pensée qui affleure », c’est bien que guette l’angoisse de l’impuissance et de la disparition :

« Le plus décourageant

c’est qu’une fois poussière moi-même

je ne serai plus là

pour balayer »

S’accrocher à l’impossible présent, au monde réel, tenter d’en saisir esquisses et esquives par l’écriture.

Pourtant, l’écriture elle-même, le faire-oeuvre, le chant – un terme qui ici prendra un sens d’autant plus fort – reste l’interminable paradoxe des possibles : s’accrocher à l’impossible présent, au monde réel, tenter d’en saisir esquisses et esquives par l’écriture, car elle seule nous ancre là où il s’agirait de pouvoir habiter le monde, le nôtre propre. Aussi,

« Au moment où j’écris

je renonce moi-même

à comprendre »

L’inanité du présent même contrée par la voracité de l’oeil, du mot, de la voix

« tant j’étais formé

au rejet de la ligne

le regard rassasié par

rien »

Car encore,

« Dehors

la nuit se désengage

mais la rue

dans le virage de la maison

reste à l’affût »

Si le poète se fait témoin – on se rappellera combien le poète est le contemporain, celui qui reste sensible à l’obscurité pour Agamben – c’est qu’il demeure guet, poète-lime, sensible à la rencontre de tout ce qui s’ignore encore, quand

« tout se ligue à nouveau

contre un événement »

Et dans l’événement, c’est le présent désormais confondu, acmé et mort à la fois, sursaut qui relance le geste de vivre jusqu’au suivant, car enfin, pour un instant au moins il n’y a plus

« rien qui barre l’horizon

rien qui coupe court et sème la mort

sur le blanc infini des mots »

Où demeurer encore longtemps attentifs aux lueurs qui éveillent, aux coins de rue qui crépitent, alertes au monde, quand bien même peu à peu tout nous happe.

Crédit photo : (c) Jérôme Bonnet